Cela ne se fait pas de parler de l’âge d’une dame. Et puis, tout a été dit sur la longue carrière d’Edita Gruberova. Cela étant, on n’en revient pas de se remémorer qu’elle a chanté sa première Reine de la nuit en 1970 et continue à se produire régulièrement sur scène, dans des rôles périlleux (au programme cette année : La Straniera, Norma, Roberto Devereux auxquels s’ajoute une fois encore Lucrezia Borgia en 2016 !). La soirée de Lieder qu’elle propose à Baden-Baden fait partie des trois récitals prévus en 2015. On se dit que le fan club habituel doit être là et que la salle ne peut qu’être comble, comme par exemple, entre autres souvenirs, lors d’une Norma donnée à Munich où des groupies l’ont fait saluer pendant plus d’une demi-heure, agitant inlassablement une banderole à son nom. Mais curieusement, quelques centaines de personnes à peine ont fait le déplacement, ce qui paraît bien peu dans la vaste salle du Festspielhaus.
C’est donc devant un public relativement restreint mais recueilli (une qualité d’écoute exceptionnelle, peu ou pas de toux) que la diva slovaque se produit, dans une robe près du corps couleur cuivre au drapé élégant, une fleur immense blanc cassé au creux de l’épaule qui évoque tout autant le camélia que le gardénia ou même le lotus. C’est bien la seule affèterie pour la chanteuse qui est ce soir d’un naturel absolu mais d’une présence rayonnante. Le répertoire choisi se veut intimiste et les mélodies de Tchaïkovski installent immédiatement une ambiance nostalgique, voire mortifère. La romance Pourquoi ?, traduite en russe à partir d’un poème de Heinrich Heine, est l’occasion d’une plainte susurrée avec une technique qui laisse pantois. On y retrouve les célèbres notes filées et des pianissimi d’une tendresse ineffable. Les mélodies de Rimski-Korsakov sont tout aussi délicates et lumineuses et, avant la pause, les « Chants tziganes » de Dvořák permettent de savourer l’autorité de l’interprète, en parfaite harmonie avec son pianiste Peter Valentovič, dont on apprécie la présence discrète mais efficace. Ce virtuose slovaque, également chef d’orchestre à ses heures, est en parfait accord voire en fusion avec la soprano.
La seconde partie permet d’apprécier le phrasé et la prononciation impeccable de l’allemand par Edita Gruberova, ce à quoi elle ne nous a pas toujours habitués dans les arias. Les lieder choisis chez Strauss et Mahler évoquent les fleurs, des parfums anciens, l’enfance et les peines amoureuses. Toute l’expérience de la chanteuse y est palpable et l’émotion gagne peu à peu, notamment dans le poignant « Die Georgine », culminant avec le vers final « derselbe Schmerz » (la même douleur) où perce la maturité de la femme comme de l’interprète. Décidément, cette dame extraordinaire fait absolument tout ce qu’elle veut de son instrument avec une facilité sidérante. À peine sent-on, ici ou là, la nécessité de s’appuyer sur le piano pour équilibrer le propos. Le « Wasserrose » (nénuphar) des Mädchenblumen, tout en circonvolutions complexes, rend tangible le circuit du cygne qui y est évoqué. Lorsqu’elle aborde Mahler, on touche au sublime et au pathétique, avec une violente émotion qui culmine dans les bis. Au bout de deux heures de chant qui semblent avoir été une promenade de santé et un échauffement, la diva nous demande si nous ne voyons pas d’objection à ce qu’elle nous interprète une aria. Murmure de satisfaction dans la salle. Avec Puccini et un attendrissant air de Liu, l’émotion est à son comble quand la « reine des coloratures » retrouve les pyrotechnies de sa jeunesse. Son corps se déploie de toute sa hauteur, en souplesse, et c’est une jeune femme épanouie et visiblement heureuse qu’on voit à travers ses larmes. Debout, éperdu d’admiration, comme magnétisé, le public qui hurle d’une seule voix « Brava » est gratifié d’un dernier extrait de Linda di Chamounix. Edita Gruberova n’oublie pas d’emmener le magnifique bouquet de roses qui lui a été offert. Une chose est sûre : elle n’est pas prête de faire son « Addio del passato » et ses « rose non sono pallenti ».
À la sortie, ce sont deux roses qui sont offertes au lieu d’une à chaque auditrice, comme le veut la tradition au Festspielhaus. Les admirateurs attendent sagement l’arrivée de la diva pour la séance de dédicaces quand un secouriste accompagné par le personnel se dirige vers les loges. Un silence tendu s’installe… Mais non, tout va bien, Edita Gruberova s’est changée et arrive rapidement. L’heureux veinard a dû avoir son autographe le premier, avant la jeune japonaise, première dans la file, qui se fait photographier avec la star, simplement vêtue en madame (presque) tout-le-monde. Le personnel achève de distribuer les roses restantes et l’on repart avec un bouquet qui n’aura été que l’un des bonheurs du jour. Tant pis pour ceux qui n’ont pas jugé utile de faire le voyage… Pour ceux qui auraient aimé vivre un pareil moment, qu’on se rassure, la dame au camélia est en pleine forme et des occasions, il y en aura d’autres !