Dans un décor de cauchemar, d’une esthétique tiraillée entre du métal punk post-industriel et une Ecosse de boue, de haillons et de chaînes, la Lucia di Lammermoor proposée par Kay Kuntze nous plonge avec intelligence dans une atmosphère saturée de romans noirs. Sous une pluie qui ne cesse jamais, le cadavre sanglant d’Arturo, que l’on choisit d’exposer, est, au choix, kitsch ou horrifiant ; les éclairs tonnent, les bougies angoissent, les fantômes verdâtres affluent et le morbide est partout, empruntant parfois au préraphaélisme (la flûtiste obligée, dans l’air de la folie, sort d’un vitrail cerclé d’or). Malheureusement, aux brumes écossaises répond parfois le flou du jeu d’acteur : les personnages, trop souvent, sont un peu empotés, ce qui empêche l’illusion d’être totale.
Il est un vieux spectre que l’on aimerait voir disparaître : celui des coupures. C’est là une litanie de la critique, mais qu’on ferait bien d’entendre une fois pour toutes. Plus que dans n’importe quel opéra belcantiste, les codas des airs, duos et ensembles de Lucia di Lammermoor sont non seulement brillantissimes, mais les ôter revient à rendre arbitraire le développement musical qui mène aux aigus finaux. Nous sommes en 2012 : il est temps de rétablir définitivement ces traits de génie, dont l’absence ne fait rien d’autre que frustrer ceux qui savent combien elles sont indispensables : le « Spargi d’amaro pianto » privé de sa coda perd beaucoup d’intérêt. Perdu dans les brumes, Stjepan Franetović en Normanno manque ses entrées dans l’ouverture et passe difficilement le tutti orchestral. Brumeuse aussi, l’intonation de Carlos Esquivel (Raimondo), bien que son annonce de la scène de la folie reste plus qu’honorable. L’atmosphère s’éclaircit un peu avec Ho-Yoon Chung en Edgardo dont la séduction de l’instrument – et un très beau final – ne cachent pas une tendance à forcer la voix, de sorte qu’on le sent plusieurs fois au bord du craquage et que le tout manque de souplesse. Robin Adams était remplacé à la dernière minute par Jin-Won Jung :les rares flous rythmiques avec la fosse ne suffisent pas à gâcher le bonheur d’entendre une telle opulence vocale, sans faille sur toute la tessiture. Brillante, la direction de Srboljub Dinić produit le liant qui aura permis au spectacle de ne pas perdre en tension un seul instant : enlevée, elle parvient à tirer un son toujours plein de l’orchestre symphonique de Berne. L’intelligence de la dramaturgie, la débauche d’énergie tendaient vers la maestria d’un Schippers. Et puis, voletant au-dessus du spectacle, certes plus chanteuse qu’actrice, Silvia Dalla Benetta qui ajoutait à la précision et à l’agilité vocale cette fragilité presque nécessaire au rôle… Comme un peu de l’esprit de Beverly Sills… Les rêves désespérés de Lucia ont déchiré les brumes du cauchemar…
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Lucia di Lammermoor — Berne
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Infos sur l’œuvre
Détails
Gaetano DONIZETTI
Lucia di Lammermoor
Dramma tragico en 3 actes, livret de Salvatore Cammarano
Créé à Naples (Teatro San Carlo) le 26 septembre 1835
Mise en scène
Kay Kuntz
Décors, costumes et lumières
Duncan Hayler
Enrico Ashton
Jon-Won Jung
Miss Lucia
Silvia Dalla Benetta
Sir Edgardo
Ho-Yoon Chung
Lord Arturo Buclaw
Giacomo Patti
Raimondo Bidebent
Carlos Esquivel
Alisa
Hélène Couture
Normanno
Stjepan Franetović
Choeur du Stadttheater de Berne
Orchestre symphonique de Berne
Direction musicale
Srboljub Dinić
Stadttheater de Berne, dimanche 12 février 2012, 18h
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Kay Kuntz
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