Comme, il y a peu, nous nous interrogions sur la nature de l’Orlando de Haendel, nous voici à nous demander ce qu’est La Finta Giardiniera, tant cette production, venue de l’édition 2012 du festival d’Aix-en-Provence, nous semble passer à côté de l’esprit de l’œuvre. Sans doute y trouve-t-on, comme dans Orlando, quantité d’airs qui touchent et semblent par là même exprimer une sincérité à prendre au sérieux. Mais parce que la musique transcende les paroles, doit-on les prendre au sérieux ? Quelles sont les données de base ? Sur les sept personnages, un seul est vraiment dramatique, a des motifs sérieux de se plaindre et mérite de l’être, c’est la fausse jardinière. Laissée pour morte par un amant jaloux, cette aristocrate a trouvé refuge dans un incognito propice. Tous les autres relèvent, sans exception, d’un comique qui va jusqu’à la farce. Son agresseur Belfiore, jeune fat entiché de sa noblesse se croit irrésistible et se retrouve à se contorsionner piteusement entre deux chaises. Le riche vieux garçon imbu de lui-même et de sa fonction de podestat sera souvent ridicule, par vanité ou maladresse, et définitivement impuissant à obtenir ce qu’il désire, pour lui-même ou pour sa nièce. Celle-ci, une virago aux dents longues prête à tout, y compris agir hors la loi, échouera pourtant à faire le mariage conforme à son ambition et devra se contenter du « limaçon » qu’elle avait abandonné et puis méprisé. Ce dernier, Ramiro, aura passé son temps à geindre inlassablement et à subir les avanies continues qu’elle lui inflige ; moins que constant et pitoyable il semble avant l’heure un authentique masochiste doublé d’un couard ayant recours à la délation. Il y a encore Nardo, qui se fait passer pour le cousin de la fausse jardinière ; c’est en réalité son serviteur, aussi sympathique que le futur Figaro. Il essuie comiquement les rebuffades répétées de Serpetta, qui se verrait bien en serva padrona et, entre deux interventions intempestives et des bordées d’injures adressées à sa prétendue rivale, expose une leçon de vie qui préfigure nettement Despina. A la fin ces deux-là formeront sans doute le couple le mieux assorti. Mais ne s’égare-t-on pas, à parler ainsi, à chercher à évaluer les chances raisonnables des couples formés ? Le livret ne prétend pas raconter une histoire vraie. Moins qu’émouvante, l’œuvre est admirable en ce que le génie de Mozart prête sa plume à des personnages, mais n’oublie jamais la destination de sa musique : valoriser un livret où foisonnent les lieux communs, sur « l’éternelle querelle entre hommes et femmes, entre trompeurs et trompés dans les joutes amoureuses, entre acteurs et victimes des passions amoureuses, entre amoureux jeunes et d’âge mûr, entre cyniques et sentimentaux, » dans une perspective de lieto fine.
Aussi, à traiter en drame sérieux – comme le montre l’affrontement final entre Arminda et Ramiro, à moins qu’il ne s’agisse d’ « amour vache » – cette fantaisie sur un thème archi-connu, Vincent Boussard nous semble s’égarer. Le découpage choisi, un entracte au milieu du deuxième acte, traite avec désinvolture celui voulu par Mozart, avec les deux finales des actes I et II, ici perdus dans la masse, et l’air de fureur de Ramiro, dérisoire aveu d’impuissance au troisième acte et déplacé ici pour être transformé en colère pathétique avant l’entracte. C’est dommage car cela prive parfois de vie la première partie, et que par ailleurs maints signes prouvent que le metteur en scène a cherché à éclairer sa conception de l’œuvre. Ainsi il supplée aux coupures par un jeu de scène, comme celui qui montre Serpetta découvrant que Nardo s’est mis à l’écart, s’approchant peu à peu de lui, jusqu’à l’intimité finale qui correspond au moment où leur union est proclamée. Mais souvent les gags – les gifles, le tuyau d’arrosage – veulent apporter du comique alors que celui des personnages en situation est méconnu ou inexploité. Reste le plaisir des yeux pour les costumes, signés eux aussi par Vincent Boussard, presque tous seyants, plaisir que ne gâchent ni les lumières de Guido Levi ni les projections vidéo de Barbara Weigel, dont on a surtout apprécié la lune grandissant avec le délire des lunatiques, jusqu’à son éclipse. Quant aux décors de Vincent Lemaire, le pan de mur oblique se fait oublier derrière les fleurs en pot mais les draps étendus ne convainquent guère pour l’épisode de la grotte.
Du plateau d’Aix, quatre rescapés. Si le Podestà de Colin Balzer chante bien, après un démarrage difficile, le personnage manque pour nous de caractère, l’accent étant mis davantage sur la sentimentalité que sur la bouffonnerie. Irréprochable en revanche le Nardo de John Chest, aussi à l’aise scéniquement que vocalement, et dont le baryton souple et étendu impressionne. Que manque-t-il à l’Arminda d’Ana-Maria Labin ? Vocalement presque rien mais son entrée est celle d’une coquette, non d’une virago odieuse, si bien que l’impact comique de son caractère excessif ne s’impose pas. Quant à Serpetta, hélas pour nous, Sabine Devieilhe que l’on attendait avec une impatience gourmande a dû se borner à mimer le rôle, victime d’une allergie sévère. En catastrophe Aurélie Ligerot sauve le spectacle en chantant la partition en bordure de scène, côté cour. Sans avoir le brillant que l’on suppose à celle de sa consœur, sa prestation est néanmoins sans défaut et réserve de fort jolis moments en deuxième partie. Le rôle de Ramiro, prévu pour un castrat, échoit à Marie Gautrot, dont les limites dans les passages d’agilité sont sensibles mais dont la prestation, grâce à une couleur et une étendue notables mérite le respect. Performance presque parfaite pour Lucy Hall qui incarne avec une douceur délicate la fragile fugitive mais sait se faire plus ardente pour prendre à parti l’inconscient. Et sans faute parfait pour Anicio Zorzi Giustiniani : outre son patronyme patricien qui s’accorde à son personnage, ce jeune ténor en a compris et en communique l’égocentrisme, avec un aplomb scénique qui, joint à un timbre agréable, un trille impeccable et une belle étendue devraient lui assurer un bel avenir. Comme à Aix la direction est assurée par Andreas Spering. C’est une aubaine pour l’orchestre de l’Opéra de Toulon de pouvoir travailler sous la direction d’un spécialiste du jeu sur instruments anciens. C’est en tout cas ce que l’on imagine en savourant la légèreté des appuis, la netteté des attaques, la cohésion des pupitres, la souplesse des articulations et la pulsation dynamique. Au clavecin lui-même pour les récitatifs, le chef est sobre, mesuré, et d’une évidente clarté. Aux saluts, il est longuement remercié. Alors, si l’on fait le bilan, pour son entrée au programme de l’Opéra de Toulon, La Finta Giardiniera aurait peut-être mérité mieux que cette production qui la fausse. Mais l’honnêteté oblige à dire que l’enthousiasme des conversations saisies à la sortie justifiait à lui seul le choix de la direction.