On peut raconter de diverses façons l’histoire d’Elina Makropoulos, née en 1575 et morte en 1912, alias Ellian MacGregor, Ella Müller, Eugenia Montez, Ekatherina Myschkina et pour finir, Emilia Marty. A condition toutefois de savoir distinguer l’essentiel de l’accessoire. Krzysztof Warlikowski s’est trompé quand il a plaqué l’image de Marilyn Monroe sur celle de l’héroïne : le drame de Marilyn, c’est de n’avoir pas résisté aux terribles pressions de la vie hollywoodienne et de s’être réfugiée dans la mort, celui d’Elina Makropoulos, c’est d’avoir attendu la mort durant trois cent trente sept ans. Le sujet de L’affaire Makropoulos rejoint celui du Vaisseau Fantôme, avec cette différence essentielle que le Hollandais expie une faute tandis qu’Elina Makropoulos est la victime innocente d’une expérimentation.
Durant l’ouverture, un film est projeté sur le rideau de scène ; on y voit, en noir et blanc, le processus de fécondation et la multiplication des cellules, brièvement mais régulièrement interrompu par un gros plan sur un œil féminin. Le ton est donné : Patrice Caurier et Moshe Leiser mettent en lumière l’épopée tragi-comique d’une femme condamnée à revivre indéfiniment les mêmes situations avec des êtres qui se succèdent et se ressemblent. Dans cette mise en scène, Elina Makropoulos n’a plus l’aspect de la jeune fille de seize ans qui absorba l’élixir de longue vie sur l’ordre de son père, l’alchimiste de l’Empereur Rodolphe II. Oubliant intentionnellement que son apparence est restée jeune, les réalisateurs semblent partir du principe qu’ayant dépassé de trente sept ans le terme prévu, elle s’est mise à vieillir, ce qui rend davantage justice au texte et à la partition. Sa recherche éperdue de la formule de l’élixir de longue vie n’a pour but que sa destruction afin d’éviter à d’autres le calvaire qu’elle a subi. Si elle l’offre à Krista, c’est qu’elle est certaine que la jeune fille la détruira. Malade, épuisée, elle conserve sa vis comica et ne s’illusionne pas sur elle-même. Les metteurs en scène soulignent également sa supériorité intellectuelle et spirituelle qui contraste vivement avec la mesquinerie, la méchanceté et la grossièreté des hommes qui la harcèlent.
Le décor post-expressionniste de Christian Fenouillat, en référence à Karel Čapek, fait revivre pour nous l’esthétique des années 20 : une grande pièce aux murs obliques formant de nombreux recoins, mise en valeur par des éclairages latéraux (lumière chaude). Au premier tableau (le bureau de l’avocat), elle est totalement vide ; les accessoires se limitent à une pile de dossiers posée par terre qui sert alternativement de siège et de pupitre jusqu’à ce qu’Albert Gregor s’en empare pour feuilleter frénétiquement chacun des dossiers, susceptibles de contenir une preuve qu’il est réellement l’héritier de MacGregor. Une lumière surnaturelle, dans une gamme de bleus plus ou moins intenses, se glisse sous les portes et fait irruption dans la pièce à l’entrée d’Emilia Marty.
Au second acte, la pièce se transforme en arrière scène, véritable bric à brac où sont entreposés éléments de décors et accessoires divers qui, sans les lumières du magicien Christophe Forey, serait franchement laid. Ce même espace devient au troisième acte une sorte de remise grisâtre où sont déposés des bagages qui représentent plusieurs tranches de la longue vie d’Elina Makropoulos, donnant une sorte de corps au temps, un corps temporel. Et dans tout ce gris qui, grâce à une lumière diffuse, évoque les limbes, Emilia paraît, ivre, vêtue et maquillée en clown. C’est sous cette apparence dérisoire qu’elle dévoile enfin son secret.
La soprano dramatique Kathryn Harries, qui a fait ses débuts lyriques en 1983, a chanté de nombreux grands rôles du répertoire tels que Senta, Sieglinde, Brangäne, Kundry, mais aussi Donna Anna, Elvire, Léonore, Didon, Marie, Geschwitz, Jenufa et, à plusieurs reprises, Emilia Marty dont elle sait incarner subtilement les mille facettes. Son interprétation est fabuleuse, au sens étymologique du mot, parce qu’elle nous fait croire à la réalité du mythe de l’élixir de longue vie. Nous sommes en empathie avec elle, nous avons, nous aussi, vécu trois cent trente sept ans, nous éprouvons son immense lassitude de la vie, son détachement vis-à-vis des êtres qu’elle a engendrés, nous partageons sa connaissance aiguëde l’humanité, sa juste appréciation de la médiocrité des hommes qui l’entourent, enfin sa capacité d’entendre le non-dit, qu’elle a léguée à son descendant Albert Gregor. La technique de Kathryn Harries est restée impeccable de même que sa souplesse vocale, sa musicalité et son expressivité. La voix n’est plus tout à fait ce qu’elle était mais c’est précisément ce qui donne tant de réalité à son personnage.
La performance, tant scénique que vocale, de tous les autres interprètes est de haut niveau. Ainsi, Atilla B-Kiss campe un Albert Gregor ardent, vivement contrasté (aveugle et clairvoyant) qui se comporte parfois comme un petit enfant. Le Kolenaty de John Fanning, brillant, sûr de lui, perd peu à peu de sa prestance quand le doute l’envahit tandis que le Jaroslav Prus de Robert Hayward est parfaitement ignoble. Nous avons particulièrement apprécié la touchante Krista de Paola Gardina (qui interprétait Cecilio dans Lucio Silla dans la production 2010 d’Angers-Nantes Opéra), spectatrice admirative puis terrifiée d’un drame qui la dépasse.
Mark Shanahan est à l’aise dans l’univers de Janacek, il fait valoir la transparence et les couleurs sonores de l’Orchestre national des Pays de la Loire, l’extrême soin apporté par le compositeur à la déclamation et au texte, qui n’est jamais couvert. Aucun académisme, il met en valeur l’écriture musicale qui ne s’astreint aucune règle et puise son inspiration dans l’émotion de l’instant. Ce spectacle est de ceux qui ne s’oublient pas.