On espérait, pour son entrée au répertoire de l’Opéra de Montpellier, que Don Pasquale serait présenté conformément aux intentions des auteurs. Sur un canevas à première vue ressassé Donizetti et son librettiste ont créé une œuvre dont le charme n’a pas vieilli. Fallait-il dès lors en modifier les données ? Valentin Schwarz, le metteur en scène, voit Don Pasquale comme « un lointain cousin de Don Quichotte » et pour soutenir ce rapprochement Andrea Cozzi habille le vieil homme d’une armure lorsque Malatesta vient lui présenter sa candidate au mariage. Pourquoi devrait-on trouver cette idée plus intéressante, aujourd’hui, que celle de Donizetti qui voulait pour cette scène que Don Pasquale portât une tenue de dandy 1840, c’est-à-dire de jeune homme, afin de le rendre ridicule ? Qui est Don Pasquale ? Un bourgeois qui se complaît à jouer les chevaliers à la triste figure ? Un homme indifférent au présent et tout entier tourné vers le passé ?
Le décor imposant le montre dans une immense pièce, tout ensemble bibliothèque et cabinet de curiosités, emplie jusqu’au plafond d’éléments qui en font une annexe du Museum d’histoire naturelle. Mais quand il se définit lui-même, c’est comme un « possidente », c’est-à-dire un propriétaire. Un bourgeois nanti qui, bien que Romain, semble avoir fait sien le mot d’ordre de Guizot : « Enrichissez-vous ! » et dont la maîtrise des formules juridiques prouve qu’elles lui sont familières. Pour s’enrichir il faut accumuler, et c’est bien pourquoi il veut que son neveu Ernesto, qui sera son héritier, épouse une femme riche. Il y tient tellement que c’est la résistance du jeune homme et son intention d’épouser une femme pauvre qui le poussent à vouloir prendre femme lui-même. C’est pourquoi le montrer en nostalgique des valeurs de la chevalerie qui vit coupé du monde est pour le moins discutable. Car s’il s’agit d’une complaisance narcissique, on se rapproche de Pirandello mais on s’éloigne du comique. Par ailleurs Ernesto lui-même est bien conscient de l’importance de l’argent, sans lequel il ne pourra offrir à Norina la vie de plaisirs qu’il a rêvée. Mais au lieu d’agir à la recherche d’une solution il se replie sur lui-même et sa souffrance sentimentale…à la manière d’une jeune fille ou d’un poète romantique.
Et c’est là la source du comique. Pour les contemporains, les références à leur société étaient claires, et contribuaient à relever le goût d’une œuvre basée, comme L’Italiana in Algeri trente ans plus tôt, sur le renversement des rôles. Les personnages sont ceux de la tradition de l’opera buffa, mais leurs rapports sont inversés. L’homme sage perd la tête, entre obstination sénile et démon de midi et demi, l’ingénue ne l’est plus et se montre aussi rouée qu’une Isabella, et le jeune premier n’est pas conquérant mais larmoyant. Seul l’intrigant reste dans son rôle, médecin comme Figaro était barbier. Mais dans la production représentée, il est devenu prêtre, flanqué en permanence d’un acolyte en soutane et en surplis. Pourquoi avoir rompu le lien avec une tradition théâtrale séculaire ? Pour en faire un autre Basile ? Mais qu’y gagnent l’œuvre et le spectateur ? A moins qu’il ne s’agisse, dans la ville de Cambacérès, de clins d’œil de connivence adressés à des initiés ? Norina elle-même n’est pas épargnée : quand on devrait la voir s’amuser de la scène de séduction qu’elle lit dans un roman pseudo-médiéval – une allusion perceptible à leur vogue à l’époque de la création – elle descend des cintres, entre sirène et Lady Gaga, dans le décor de la demeure de Don Pasquale. Dans sa cavatine elle se dépeint, telle Rosina, à qui elle ressemble, vive mais bon cœur. Sa pétulante spontanéité doit rester séduisante ; le personnage nous est apparu d’une brusquerie peu attirante, à soupçonner une mégère en formation.
Don Pasquale (Bruno Taddia) Lalatesta (Tobias Greenhalgh) et Julia Muzychenko (Norina) © Marc Ginot
On pourrait encore relever des jeux de scène ou mal fondés ou ratés, quand un personnage s’adresse à un autre alors que ses mots visent un troisième situé dans son dos, un traitement des chœurs contestable quand il montre les femmes rossant les hommes – c’est un anachronisme de voir dans Norina une féministe avant l’heure, son impétuosité n’est un ressort comique qu’associée avec la faiblesse des mâles – ou avec des têtes d’enterrement au troisième acte, alors qu’ils se réjouissent d’être dans une maison où ils pourront profiter des retombées du gaspillage qui règne. Mais on s’en tiendra au choix de remplacer la gifle cruciale par la destruction du violon auquel Don Pasquale semble tenir particulièrement. Comment comprendre, après, l’échange entre Don Pasquale et Malatesta où il est question à six reprises de la gifle, dont quatre fois par le mot propre ? Sans le geste fondateur, cela a-t-il encore un sens ? Quand à l’escalade des moyens envisagés par le vieillard pour l’embuscade nocturne, elle va jusqu’à la grosse artillerie, au sens propre, puisqu’un canon débouche sur scène. Cela peut plaire, mais cela tire l’œuvre vers le gras quand toute la musique en dit le raffinement.
Cette subtilité sonore de la composition, Michele Spotti semble l’avoir comprise à en juger par les propos que rapporte le programme. Pourtant, au moins jusqu’à l’entracte, il nous semble qu’il ne parvient pas à la mettre en lumière, tout soucieux qu’il semble de faire sonner l’orchestre, sans tenir compte de la puissance des instruments actuels. Cela a pour conséquences d’aplatir les modulations rythmiques, englouties dans la masse sonore et d’obliger les chanteurs à forcer çà et là, ce qui prive leur émission de l’illusion de la facilité requise pour une œuvre créée par les plus grands interprètes du bel canto. Sans revendiquer ces sommets, la distribution réunie est néanmoins en mesure d’affronter les embûches de la partition. La dégaine du notaire pourrait déplaire à Don Pasquale, mais l’aplomb vocal de Xin Wang est impressionnant. Edoardo Milletti se traine en dépressif comme le veut la mise en scène ; il a les ressources vocales du rôle d’Ernesto, que nous aurions aimé plus riche de nuances, mais il avait à soutenir le volume de la fosse. Annoncé souffrant, Tobias Greenhalgh ne donne aucun signe de faiblesse et confère à Malatesta une élégance physique et vocale assez rares. Julia Muzychenko a elle aussi les requis du rôle de Norina. D’abord vocaux avec une souplesse, une étendue et une technique qui lui donnent accès aux notes les plus élevées et aux trilles les plus nets, mais quand elle doit forcer pour s’imposer l’aigu se durcit et cela compromet la performance, requis physiques ensuite car l’outrance du personnage ne peut annuler la séduction de la femme. Après plusieurs productions, Bruno Taddia est désormais un interprète aguerri du rôle-titre. Il semble s’être glissé avec plaisir dans la peau de ce Don Pasquale lunaire qui met en valeur sa musicalité malgré la tension créée parfois par l’intensité sonore de la fosse. Il recueille justement un beau succès.
Pour être complet, la présence sur scène de deux « chant-signeurs » qui traduisaient en langage des signes le texte chanté n’a pas contribué à rendre la concentration idéale. Ils ont recueilli aussi un beau succès aux saluts. Le public semblait content. Pensait-il, comme le spectateur qui piétinait derrière nous à la sortie : « Bof, c’était pas terrible, mais ça vaut mieux que rien » ?