Cette saison, l’entreprenant directeur de l’Opéra de Rouen, Frédéric Roels, a décidé de concrétiser sa vision de Don Giovanni. Pour lui, cet archétype de séducteur est un homme déboussolé qui s’abandonne à une perpétuelle fuite en avant. Incapable de s’attacher à la seule femme (Dona Elvira) qui lui vouait un amour sincère, il se livre à une recherche boulimique de conquêtes féminines. C’est dans un monde décadent fantasmé que le metteur en scène situe le chef-d’œuvre mozartien. Un seul décor tout de guingois. Soutenus par des étais, trois imposants bâtiments en arcades débouchent sur une place jonchée, côté cour, de quelques meubles entassés en désordre ; côté jardin, une cabine téléphonique moderne jouxte un arbre souffreteux qui a réussi à pousser sur un petit monticule de terre. Selon les besoins de l’action, ces éléments serviront d’observatoire, de mobilier minimaliste et même d’arme du crime. Violemment projeté au sol par Don Giovanni, le Commandeur meurt le crâne fracassé sur le combiné téléphonique, y laissant une affreuse mare de sang… À l’étage, les hautes fenêtres sans vitres ménagent la vue sur des espaces qui seront intelligement utilisés. Grâce à de savants éclairages, cet univers volontairement confus et angoissant, sera le lieu unique où, jusqu’au dénouement, les différentes scènes se dérouleront à un train d’enfer. Créés dans cet esprit intemporel, les costumes de Lionel Lesire n’en sont pas moins chargés de sens. Style gitan alla John Galliano pour Don Giovanni vêtu de noir la nuit et de blanc le jour ; allure de représentant de commerce magouilleur pour Leporello ; imperméable en plastique transparent censé évoquer les pleurs continuels de Donna Elvira… Quant aux choristes et figurants, ils portent des vêtements excentriques aux couleurs vives et aux motifs bariolés où dominent les fleurs.
Que l’on adhère plus ou moins à cette lecture théâtrale quelque peu déroutante, elle n’entrave en rien (bien au contraire) la fluidité de la sublime partition avec toutes ses subtilités et ses grands éclats. En ce soir de première, sous la direction énergique de Leo Hussain, l’orchestre de l’Opéra de Rouen en donne une exécution nuancée qui devrait encore s’améliorer au cours des représentations ultérieures.
En dépit de l’étrangeté des lieux, les principaux personnages évoluent avec une gestuelle naturelle décontractée tout en se conformant aux exigences du chant. On peut observer mille détails visuels qui rendent le spectacle très vivant sans distraire l’attention. Comme le souhaite le metteur en scène, gaîté et sensualité contrebalancent largement le drame.
© Frédéric Carnuccini
Triomphateur de la soirée, la basse Jean Teitgen à la voix bien projetée, au timbre sombre et à l’excellente diction s’empare avec compétence du rôle essentiel de Leporello. Et, face à un partenaire aussi sonore, David Bizic a du mal à s’imposer dans le rôle-titre. Ni son timbre caressant, ni son engagement dramatique constant ne suffisent à incarner un Don Giovanni à la présence vraiment charismatique.
Dotée d’une voix légère et agréable, la soprano norvégienne Birgitte Christensen est une Donna Anna digne et touchante aussi bien dans les récitatifs et les ensembles, où son timbre clair fait merveille, que dans ses airs très soignés. Elle forme avec Don Ottavio, son fiancé tout dévoué, un couple qui attire la sympathie. Cela tient sans doute à l’interprétation sans aucune mièvrerie du séduisant jeune ténor canadien Marcel d’Entremont.
La mezzo Anna Grevelius est une Donna Elvira ardente et virulente. Comme le veut son personnage, elle parvient à être à la fois ridicule et pathétique. Cependant au deuxième acte , l’air meurtrier « Mi tradì » paraît ce soir au-dessus de ses moyens. Espérons qu’il s’agissait d’une fatigue passagère. Charmante physiquement et vocalement séduisante, la soprano roumaine Laura Nicorescu est une Zerline rusée et piquante. Beau garçon, Matthew Durken lui donne correctement la réplique en Masetto. Enfin, dans le rôle du Commandeur, on apprécie la voix impressionnante de la jeune basse Patrick Bolleire.
Un spectacle ambitieux du point de vue théâtral et de bonne tenue musicale.
À Rouen jusqu’au 10 mars. Puis 3 représentations à Versailles les 17, 19 et 20 mars.