Ce vendredi 2 août, la modernité est entrée dans le théâtre antique d’Orange à l’occasion de la première des deux représentations de Don Giovanni à l’affiche cet été. Dès l’ouverture, un taxi jaune new-yorkais déboule sur la scène et se gare avec un sacrilège crissement de pneus, le héros en sort et, grâce au vidéo-mapping qui anime et colore ce que Louis XIV appelait « le plus beau mur de mon royaume », il prend l’ascenseur pour aller rejoindre dans sa chambre une Donna Anna plus que consentante. Quand la situation tourne vinaigre malgré tout, un deuxième véhicule surgit des coulisses, une grosse bagnole noire aux vitres teintées d’où sort un Commandeur aux allures de parrains de la mafia. Duel au revolver, les deux adversaires tirent, et les deux s’écroulent, puis se relèvent, à moins qu’il ne s’agisse de leur double. La mise en scène de Davide Livermore pose donc plus de questions qu’elle n’apporte de réponses, car quand revient le Commandeur à la fin de l’œuvre, pour vraiment re-tuer Don Giovanni – de plusieurs coups de feu, cette fois –, le surnaturel est évacué mais l’on ne sait toujours pas ce qui s’est passé au départ (la scène du duel aura été rejouée pendant l’air du champagne sans que l’on comprenne davantage). A part ça, il faut reconnaître que la voiture, déjà vue dans bien d’autres productions mozartiennes depuis Peter Sellars, est fort bien utilisée, du début à la fin du spectacle : Leporello la conduit, on y culbute les dames sur la banquette arrière, on monte sur le capot ou sur le toit… Ce qui laisse entendre que l’œuvre est transposée de nos jours, malgré quelques costumes vaguement historiques (robes à panier pour les dames, tenue Velasquez pour Don Ottavio), coquetterie de détail qui ne dure pas au-delà du premier acte et qui renvoie vaguement à l’intemporalité du mythe. Les images projetées sur le mur et sur le sol sont assez bluffantes, le tout se laisse voir avec beaucoup de plaisir, à défaut d’éclairer l’opéra d’un jour nouveau, et ces signes extérieurs de modernité sont encore assez rares aux Chorégies pour qu’une partie du public hue le metteur en scène lors des saluts.
© Bruno Abadie
Pour servir ce genre de conception, il faut des chanters prêts à s’investir et à porter une bonne partie du drame sur leurs épaules. C’est heureusement le cas et, même si tout n’est pas parfait, la distribution dispense de grands plaisirs pour l’oreille. On connaît bien le Don Giovanni d’Erwin Schrott, déjà applaudi plusieurs fois à Paris : bien qu’éprouvé par l’enchaînement de répétitions assurées en plein vent, le baryton-basse uruguayen se donne sans compter, quitte à émettre quelques notes peu orthodoxes. Qu’importe, le jouisseur est d’emblée présent, et l’acteur, d’une habileté diabolique, a l’art de mettre le public dans sa poche, par ses gestes, ses mimiques, par les libertés mêmes qu’il prend dans les récitatifs (le fameux « Zitto, mi pare sentir odor di femmina » est préparé par plusieurs interruptions afin de flairer les lieux, par exemple). Il trouve en Adrian Sâmpetrean un quasi jumeau, tant pour le physique que pour la voix – Schrott chante surtout le rôle du maître mais est encore parfois le valet. Dommage pour ce bon Leporello, au jeu très vif et à la diction mordante, que l’attention du public soit détournée pendant l’air du catalogue par les sinistres photos de mortes, victimes du prédateur, qui apparaissent alors sur le décor. Remplaçante de la remplaçant de Nadine Sierra, Mariangela Sicilia a déjà un fort beau parcours derrière elle, depuis qu’elle a été lauréate du concours Operalia il y a tout juste cinq ans : la voix est belle, l’actrice est engagée, et la soprano livre un « Non mi dir » irréprochable, applaudi comme il le mérite. « Or sai chi l’onore », en revanche, manque de cette rage concentrée que l’on y attend ; on laissera donc à l’artiste le temps de mûrir encore le rôle. On s’étonne que Karine Deshayes continue à se présenter comme mezzo-soprano, tant sont confidentielles les notes graves des premières interventions de Donna Elvira, où l’on peut aussi être gêné par quelques portamento peu mozartiens, mais les aigus brillants laissent pantois et l’on s’incline bien bas devant la totale réussite de son « Mi tradì ». Malgré un Don Ottavio plus que jamais dindon de la farce (Donna Anna et Don Giovanni s’embrassent goulument dès qu’il a le dos tourné), Stanislas de Barbeyrac phrase et nuance admirablement ses airs, confirmant une fois de plus son adéquation avec ce répertoire. Face à la Zerline charmeuse de la mezzo Annalisa Stroppa, à laquelle on reprochera néanmoins des vocalises un rien hachées à la fin de « Batti, batti », Igor Bakan, avec une silhouette à la Bryn Terfel, propose un Masetto bien balourd. Dans son incarnation d’un Commandeur qui n’est à aucun moment statue, Alexeï Tikhomirov est aidé par la sonorisation qui fait jaillir de nulle part sa voix déjà puissante lors de la scène de l’invitation.
Si les chœurs de Monte-Carlo et d’Avignon ont vraiment très peu à faire, l’orchestre de l’Opéra de Lyon bénéficie de l’acoustique d’Orange pour mettre en lumière des phrases instrumentales que l’on ne remarque pas toujours, tel trait de flûte ici, telle note de clarinette là. La direction de Frédéric Chaslin paraît d’abord très retenue, comme si le plein air imposait certaines précautions, mais les tempos s’allègent bientôt et la soirée se déroule avec une grande fluidité, menant jusqu’à son terme le parcours de celui qui était peut-être bien mort dès les premiers instants de l’opéra.