Créée lors du Festival de Radio-France Montpellier en 2007, reprise en 2008, revoici donc cette production de Don Giovanni. A la revoir, les mêmes doutes surgissent, car si la distribution est nouvelle la conception nous trouve toujours aussi réticent. Avec l’aide d’Urs Schönebaum qui règle les lumières Jean-Paul Scarpitta propose un spectacle très séduisant, où les références picturales (Friedrich, Fussli, Watteau) mutiples composent à l’aide d’accessoires (toile de fond, miroirs, transparents) une suite de tableaux extrêmement raffinés. Pour autant, à nos yeux en tout cas, son travail reflète davantage ses goûts esthétiques qu’il n’éclaire l’œuvre.
Ainsi les lumières sont fort belles mais ne créent aucune continuité temporelle ; or il s’agit d’une donnée essentielle puisque l’opéra raconte le dernier jour de Don Giovanni, contraint à la fuite dont l’œuvre expose les différentes étapes jusqu’au dénouement : à minuit dans la chambre de Donna Anna, au petit matin pour l’arrivée d’Elvira, à la nuit tombée avec le souper fatal. Cet enchaînement est la base du rythme dramatique, la succession implacable des heures rapprochant toujours plus la catastrophe. L’ignorer est vider l’œuvre de sa tension et donc affaiblir les situations. Sans doute les interprètes peuvent-ils y suppléer ? A condition qu’on les dirige, et par moments on se demande si cela a été le cas, tant leur statisme en scène ou bien leurs évolutions chorégraphiées privent les échanges de vie théâtrale, de vie tout court. Plusieurs débutent dans leur rôle, dira-t-on. Mais même David Bizic, pour qui Leporello n’a plus de secret, semble ligoté dans une conception du personnage pour le moins discutable. Est-il pertinent d’en faire un double caricatural de Don Giovanni ? Cela revient à le priver d’existence propre, puisqu’il devient juste un reflet déformé. Dès lors, pourquoi le ployer sur le corps du Commandeur comme une Pietà, alors qu’il meurt de frousse et ne songe qu’à s’enfuir ? A aucun moment son côté comique n’est perceptible car la lecture est orientée exclusivement vers le drame. C’est vrai aussi de Donna Elvira. Sans doute impressionne-t-elle Donna Anna et Don Ottavio par son noble maintien, mais ils ne l’ont pas entendue comme nous proclamer avec délectation qu’elle veut arracher le cœur de l’homme qui l’a abandonnée, dans un élan parodique de tragédienne. C’est se tromper sur l’œuvre que prendre la scène au sérieux, et le sort final d’Elvira le prouve : l’infidèle ayant disparu, elle va se tourner heureusement vers Celui qui ne la décevra jamais. Ce choix, à l’époque de Mozart, n’est pas forcément un pis-aller. Pas plus que le désir de Donna Anna d’observer une longue période de deuil ne signifie qu’elle ne veut plus épouser Don Ottavio parce qu’elle a goûté à Don Giovanni. C’est bien parce que son assaillant nocturne refuse de s’identifier comme Don Ottavio qu’elle crie et résiste : peut-elle dire plus clairement qu’elle aurait tout permis à son fiancé ? Aussi la montrer consentante avec son violeur relève d’une interprétation déformante et amène une fois encore à se demander si travailler sur une œuvre donne le droit de lui faire dire ce qu’elle ne dit pas alors même qu’on néglige ce qu’elle dit. Dans l’air du catalogue, Leporello vante l’éclectisme cynique de son maître. Or Donna Anna et Donna Elvira ont été distribuées à des interprètes qui, physiquement, semblent interchangeables, avec leur minceur de magazine de mode. Ce n’est du reste pas sans un malaise que l’on voit s’aligner dans la fosse les choristes tandis que de sveltes jeunes gens des deux sexes folâtrent sur la scène où les premiers devraient se trouver. Un dernier mot sur les costumes, signés eux aussi Jean-Paul Scarpitta. Glissons sur les collants réservés à Don Giovanni et à Leporello et disons notre perplexité quant à Donna Anna et Donna Elvira. D’abord en tenues contemporaines très fashion et probablement chaussées, comme Zerlina, par le même fournisseur – il doit avoir le monopole – elles apparaissent en robe XVIIIe pour la fête chez Don Giovanni et resteront ainsi vêtues pour tout le deuxième acte. Est-ce là la continuité temporelle ? Nous l’avons déjà dit, les éclairages la ruinent. Le mystère reste donc entier.
Cette déception théâtrale n’est que partiellement compensée par l’interprétation vocale et musicale. Rien n’est insuffisant mais rien ne transporte, même pas le Leporello de David Bizic, si remarqué naguère à Toulouse, ou même la voix profonde du commandeur de In-Sung Sim. Certes Erika Grimaldi affronte et surmonte joliment de sa voix pleine les périls vocaux du rôle de Donna Anna, mais quelques aigus tendus ternissent un peu une prestation de qualité. C’est encore plus le cas pour Marie-Adeline Henry qui, en dépit d’un abattage scénique indéniable, ne nous semble disposer, pour sa première Elvira, ni de de toute la souplesse, ni de toute l’agilité ni de toute l’étendue requises par une écriture qui reste celle du bel canto. Ce dernier point, en revanche, le ténor turkmène Dovlet Nurgeldiyev l’a compris : il chante sans forcer et varie fort à propos la reprise de « Dalla sua pace » ; toutefois son statisme, qu’on espère subi, maintient le personnage dans la tradition des Ottavio impuissants. Bien assortis la Zerlina d’Ekaterina Bakanova et le Masetto de Gocha Abuladze, elle mutine, lui balourd, et vocalement sans reproches. Enfin le Don Giovanni d’Andrè Schuen – une autre prise de rôle – semble avoir besoin d’un rodage supplémentaire, pour la maîtrise du souffle et l’assurance de la projection, parfois problématique. A sa décharge, la direction de Marius Stieghorst semble parfois s’emporter, au risque de mini-décalages. Privilégiant les contrastes d’intensité, cette lecture qui ménage des mini intervalles pour un effet de mise en scène ne nous a pas emporté comme d’autres vers le châtiment. Au plan sonore, faut-il incriminer la sécheresse de l’acoustique consécutive aux travaux qui ont modifié la résonance des matériaux ? Par instant on frôle la saturation sans pour autant atteindre à la grandeur, en particulier pour les percussions. Sans vouloir tomber dans une reconstitution impossible ou dans la disette de la création – à peine sept violons – a-t-on tenu compte suffisamment des caractéristiques physiques du lieu et des instruments modernes ? Et si l’on adoptait, pour les opéras de cette époque, un diapason sensiblement plus bas que l’actuel, ne résoudrait-on pas du même coup bien des problèmes de justesse et de clarté d’articulation ?
Loin de nos perplexités le public, parmi lequel beaucoup qui cherchent leurs places semblent venir à l’opéra pour la première fois, a fait un triomphe à l’ensemble des participants, le chœur excepté puisqu’il n’est pas venu saluer. Même les huées à l’endroit de Jean-Paul Scarpitta ont été rares et brèves, et visaient le directeur, non le metteur en scène, car à la sortie les commentaires sur le spectacle étaient extasiés. On peut s’en féliciter. On peut aussi regretter que ce soit au travers d’un parti pris esthétique qui accapare l’attention plus qu’il ne sert l’œuvre. Cette imagerie qui se plait à se mirer dans son reflet finit par étouffer le contenu, un peu comme dans le commerce de luxe le conditionnement tend à rivaliser de raffinement avec le produit. Dans cet emballage séducteur la peinture du dévoyé, objet de la réprobation sincère et profonde que Mozart éprouvait pour les Don Giovanni de son temps, devient un tableau décoratif. Or Mozart est moraliste, non par conformisme mais par conviction. Ici le conformisme consiste à présenter un de ces prédateurs sujets à l’addiction sexuelle (dont l’actualité récente nous a donné des exemples) comme le symbole irrésistiblement séduisant de l’homme libre et de l’homme amoureux, alors qu’il en est l’exacte antithèse. En quoi obéir à ses pulsions sexuelles et traiter autrui en objet de jouissance rend-il Don Giovanni admirable ? Mais, c’est connu, les sophismes habillés à la mode plaisent toujours toujours aux alouettes !