Quelque chose de l’Espagne irrigue toujours ce Don Giovanni filialement marqué par Tirso de Molina son premier géniteur. Sans doute subsiste-t-il chez Don Giovanni le goût acre du sang, fruit de cette fascination pour le martyr que la religion a immodestement contribué à inoculer à la société jusqu’à la scléroser. Un Don Giovanni critique envers la coercition du religieux ? C’est aussi l’une des lectures plurielles de cette production du Centre Lyrique à l’Opéra de Clermont. Une reprise largement revisitée quant à la distribution, la scénographie et la dramaturgie. Dans cette mise en scène, plus qu’en 2012, Pierre Thirion-Vallet contraint l’espace, le soumet littéralement, qu’il soit géographique, temporel ou chromatique jusqu’à le saturer pour mieux en faire surgir les possibles. Il y parvient en convoquant la prométhéenne contestation d’un héros libertaire qui chez le baryton Till Fechner ne perd jamais de vue son humaine condition. Rien n’est en effet fermé dans cette stratégie d’encerclement aussi inexorable que sa rhétorique du dévoilement. La mise en scène exploite options ou absences du livret qui éclairent les protagonistes sous bien des aspects souvent contradictoires. Au point d’inverser des valeurs inscrites dans les conventions. Ainsi la Donna Anna implorante de Judith Fa loin de le fuir, tente plus sûrement de retenir son mystérieux amant d’un soir. Lequel n’est pas l’assassin sans foi ni loi de son Commandeur de père. Dans l’échauffourée fatale, celui-ci se blesse aussi maladroitement que mortellement avec son propre poignard face à un Don Giovanni désarmé !
Dès l’ouverture le doute s’instille avec cette silhouette en prière devant une croix de lumière. Alors que l’on attend le Commandeur, c’est l’impénitent séducteur qui apparaît. Comme si l’inflexible auteur des jours de Donna Anna avait lui aussi vécu une jeunesse aventureuse sinon dissolue tandis que Don Giovanni serait en proie au doute métaphysique au point de rejoindre « l’homme de pierre » dans la mort ? Tous deux seraient donc unis en une commune nature par leurs intransigeances respectives. Doute encore lorsqu’en prétextant son honneur bafoué, la belle Anna cherche plus à venger sa fierté d’amante délaissée. Suprême duplicité, elle n’hésite pas à instrumentaliser le pauvre Ottavio qui n’en peut mais en pitoyable amoureux transi et piètre bras armé. Ouvert sous le signe de la Croix et d’une mort annoncée, le drame se referme sur une croix bien trop ostentatoire pour parvenir à conjurer la résurrection d’un Don Giovanni élevé au rang de symbole par trois femmes qui n’ont cessé de le crucifier de sentiments ambivalents. La Croix se dissout dans l’ombre tandis que le corps glorieux du réprouvé renaît à la lumière par la grâce de ses victimes consentantes.
© Thierry Lindauer
Problématique délicate que ce grand écart entre Esprit des Lumières contestant l’omnipotence de la transcendance et l’essor du Romantisme épris de merveilleux y compris sur fond religieux. La distribution va contribuer à maintenir l’équilibre tout en favorisant une nouvelle hiérarchie des typologies psychologiques et en préservant la cohérence du drame. Till Fechner n’écrase pas son Don Giovanni sous le poids de la révolte. Loin de la morgue intimidante et du cynisme bien souvent cultivés, son personnage privilégie la dimension humaine par la chaleur et les couleurs de son timbre. Judith Fa, vibrante héroïne aux aigus éclatants, se montre moins économe dans le feu et la fureur de sa femme trahie. Elle bénéficie d’un appui vocal, d’une franchise et d’une solidité jamais en difficultés. Saisissant contraste avec l’Ottavio falot de Guillaume François, décidément peut convaincant comte Almaviva dans le Barbier de Rossini, il y a un an sur cette même scène. Leonardo Galeazzi creuse l’écart et tient le haut du pavé avec le bouffe bien compris de son Leporello jubilatoire et extraverti suscitant une touchante empathie. Que Sophie Boyer et Piotr Lempa soient fait pour s’entendre et s’éprendre en Zerlina et Masetto relève de l’évidence. Avec un bonus pour la jeune basse tout aussi émouvante dans sa rusticité naïve qu’elle peut se révéler en terrible Commandeur aux accents glaçants. Enfin Magali Paliès, pimpante et rouée Zerlina il y a quatre ans, change radicalement de registre en Donna Elvira claudicante, brisée par la trahison. Cette belle figure tragédienne traduit avec une noblesse vocale et une rare finesse d’approche dans les nuances, toute la complexité de cette figure centrale du drame, écartelée entre passion, vengeance et pardon. Comme peut l’être la musique de Mozart sous la conduite érudite d’Amaury du Closel. A la tête du Philharmonique d’Etat de Timisoara, il se montre infiniment vigilant à cette spécificité des tempi mozartiens, partagés entre intensité dramatique et sublime retenue. Sans renier l’ironie giocosa de la partition, ni en abstraire les fulgurances poétiques, il en restitue la profonde respiration metafisica.
L’intérêt de cette lecture à entrées multiples tient au fait qu’elle n’est en rien doctrinaire. Tout procède par glissements, sur des registres allusifs. La porte reste ouverte aux hypothèses, à la perplexité, à l’optionnel, aussi fortes que puissent peser les présomptions d’innocence comme de dissimulation chez les protagonistes. Mais tous se retrouvent pris au piège des rais de lumière de Charles Osmond, scarifiant un décor incandescent. Les mâchoires de l’horloge du temps comptent les heures dues, sur des murs jumeaux qui alternativement avalent et régurgitent leurs proies engluées dans leur écarlate destiné. Tous de rouge vêtus, de ce sang de l’innocence et de l’impuissance, tous finissent broyés à leur insu. Sauf un…
Prochaines représentations samedi 14 janvier 2017, 15h à l’Opéra de Clermont-Ferrand ; mardi 31 janvier, 20h au Théâtre des Cordeliers de Romans-sur-Isère ; jeudi 2 février, 20h au Théâtre municipal de Béziers ; mardi 7 février, 20h30 au Théâtre d’Abbeville ; vendredi 10 février, 20h au Théâtre de Thionville.