Paris, Lyon, Anvers, Liège à présent. En deux ou trois saisons, Don Carlos en version originale – française donc – a retrouvé le chemin de l’affiche. Gloire à Dieu, comme dirait le Grand Inquisiteur. On se souvient il y a une quinzaine d’année d’un directeur de théâtre nous disant l’œuvre impossible à monter en VO faute d’interprètes capables de maîtriser la partition dans notre langue.
Autant de villes cependant, autant de versions. Avec la réintégration des huit scènes coupées lors des répétitions parisiennes de 1866, la nouvelle production liégeoise recevrait un trophée aux Victoires s’il existait une catégorie réservée à l’intégrité musicologique. Ce parti-pris est l’occasion de découvrir des pans de musique jamais entendus, tel le duo entre Elisabeth et Eboli, « j’ai tout compris », avant que cette dernière ne maudisse son « don fatal et détesté ». Seul le ballet est écarté, non pour éviter que la soirée ne s’étire – vingt minutes supplémentaires importent peu lorsque la représentation approche les cinq heures, entracte compris – mais parce qu’il fut ajouté ensuite lors de la création.
Respect musicologique ; respect linguistique ; respect dramatique avec une obéissance stricte au livret jusque dans sa dimension fantastique. Respect, tel est donc le maître-mot de ce Don Carlos liégeois dont chaque détail semble avoir été réglé avec une admiration proche de la dévotion. Tableau après tableau – tous dotés d’un décor différent –, costumes après costumes – plusieurs centaines –, on sent que le directeur de l’Opéra Royal de Liège Wallonie et metteur en scène, Stefano Mazzonis di Pralafera, a voulu mettre le paquet, non pour épater la galerie mais par amour profond de l’œuvre. Du couvent de Saint Just dominé par la haute silhouette de Charles Quint que l’on croirait sculptée par un disciple flamand du Bernin, au jardin de l’Escurial où murmure une fontaine, tout est reproduit avec une exactitude maniaque au point d’étouffer le drame sous l’abondance d’oripeaux. L’enfer est pavé, dit-on, de bonnes intentions. Alors, vous pensez, de très bonnes…
© Opéra Royal de Wallonie-Liège
Est-ce à dire qu’arrosée d’une huile trop lipidique, la mayonnaise ne prend pas ? Ce serait sous-estimer la puissance émotionnelle d’une partition dont Paolo Arrivabeni trouve d’emblée la juste pulsation. L’orchestre et les chœurs, pas toujours intelligibles, sont mis à rude épreuve. Toutes les embûches ne sont pas évitées – le cor confirme sa légitimité à figurer dans nos 100 maux de l’opéra ; quelques décalages perturbent l’autodafé – mais la monumentalité de l’ensemble est préservée.
Le soin porté à cette nouvelle production se traduit aussi dans le choix des seconds rôles. Est-il si fréquent de rouvrir son programme pour vérifier l’interprète du Comte de Lerme ? La diction évidente de Maxime Melnik, finaliste du concours Voix Nouvelles 2018, impose de retenir son nom. Est-il si fréquent que l’apparition supposée céleste de la Voix d’en Haut ne s’apparente pas à un enfer musical ? La justesse de la jeune Louise Foor n’est jamais prise en défaut. Est-il si fréquent d’entrevoir derrière le page Thibault, l’oeil borgne d’Eboli ? Membre du Chœur de Chambre de Namur, Caroline de Mahieu pourrait nous réserver des surprises. Est-il si fréquent de disposer d’un Moine (Patrick Bolleire) dont l’ascendance royale ne fait pas de doute et d’un Grand Inquisiteur de la stature de Roberto Scandiuzzi, mieux ici à son avantage qu’à Anvers en septembre dernier (Mais le prêtre fanatique brossé à larges coups de pinceau violâtre par Verdi est-il vraiment un second rôle ?) ?
Au premier plan, Yolanda Auyanet (Elisabeth), annoncée souffrante, compense un registre inférieur en déroute par des aigus tracés à la pointe fine derrière lesquels on devine la belcantiste rompue aux grands rôles belliniens et donizettiens.
Encombré de brodequins, de cape d’or, de collerette, de perruque et de chapeau, Grégory Kunde peine à libérer le fauve qui ne sommeille jamais longtemps en lui. A soixante-cinq ans, l’engagement vocal du ténor américain demeure inaltéré. Les duretés sont les seules marques du temps sur une voix dont la solidité et l’ambitus appartiennent à la légende. Les éclats de vaillance sont toujours de nature à clouer l’auditeur sur son siège mais les velléités et les atermoiements torpides de Don Carlos correspondent-ils au tempérament sauvage de cet Otello – rossinien et verdien – de référence ?
De Philippe II, Ildebrando d’Arcangelo possède la morgue – espagnole (les amateurs d’Offenbach comprendront) –, l’arrogance que confère la beauté noire du timbre et le mordant. Le roi de honte et d’épouvante paraîtrait taillé dans une ébène trop uniforme si son long monologue, « Elle ne m’aime pas », ne laissait entrevoir l’illusion d’une fêlure.
Tapie dans l’ombre, maléfique sur toute la longueur d’une voix qu’on aurait tort de penser courte, Kate Aldrich réussit à résoudre le paradoxe constitué par les alpha et oméga d’Eboli que sont d’un côté la Chanson du voile et de l’autre « O don fatal ». L’agilité et la maîtrise d’effets belcantistes – le trille parmi d’autres –, combinées à l’impétuosité, les écarts de registre et le tempérament éruptif, valident la prise de rôle.
Toute première fois aussi pour Lionel Lhote dont le Posa se hisse d’emblée à des hauteurs enviables, non pour sa dimension théâtrale – comme le ténor, le baryton est empêtré dans son costume et dans une gestuelle trop conventionnelle – mais pour la clarté de l’articulation qui, en plus de rendre le texte compréhensible, impose à la phrase sa largeur déclamatoire caractéristique de la langue française ; pour son souci des nuances en dépit d’une partition dont l’ampleur invite à l’emphase ; pour son respect de l’écriture dans ses moindres notes sans céder à la tentation de la simplification ; pour l’aisance, l’impression de facilité qui nous permet d’enclencher en toute sérénité le pilotage automatique et, porté par la beauté du chant, de décoller. Retransmission en direct, le vendredi 14 février, sur la plateforme de France TV à 19h.