Quelque chose en Don Carlos ne tourne pas rond. La vérité historique a brouillé l’image du héros romantique épris de sa belle-mère et d’idéaux généreux. Bègue, vicieux, débile dans les faits, l’Infant d’Espagne peut-il se satisfaire du rôle angélique auquel le cantonne Schiller – et par extension, Méry et du Locle, les librettistes de l’opéra de Verdi ? Nous serions tenté de répondre oui si les metteurs en scène aujourd’hui ne prétendaient le contraire. C’est désormais par le versant freudien que l’on entreprend l’ascension d’une œuvre dont le nombre de moutures est une autre contrainte de lecture. Français ? Italien ? Quatre ou cinq actes ? L’Opera Ballet Vlaanderen opère une drôle de mixture à partir de la version de Modène (1886), traduite en français, dans laquelle on a intercalé le premier acte entre les deux tableaux du deuxième. Pourquoi un tel tripatouillage ? Nous en sommes réduit aux suppositions. Une volonté de flash-back sans doute de manière à ce que les scènes initiale et finale continuent de boucler la boucle, comme dans la version en quatre actes.
De son lit d’hôpital psychiatrique, Don Carlos revit sa propre histoire. Des éléments géométriques sont des morceaux d’inconscient que l’Infant névrosé roule et traîne inlassablement. Le décor prétend s’inspirer de Brueghel et Bosch. On pense à Magritte, Chirico et Kandinsky. Clownesques, les costumes semblent empruntés à un carnaval de patronage. Il faut à Elisabeth une dignité à toute épreuve pour rester royale dans une salopette que l’on pensait réservée aux détenus de Guantanamo. Le chœur est parqué en fond de scène, le plus souvent masqué par un rideau sur lequel des projections vidéo évoquent les lieux de l’action. Johan Simons a déjà mis Verdi en scène. Simon Boccanegra à la Bastille en 2006, c’était lui. Fallait-il récidiver ? Oui si l’on en juge à l’enthousiasme du public flamand, debout à la fin du spectacle. Tombé petit dans la marmite du cartésianisme, le Français reste sur la réserve.
© Opera Ballet Vlaanderen / Annemie Augustijns
Écouter Leonardo Capalbo chanter Don Carlos aide à réaliser combien le rôle est exigeant, même si dépourvu de virtuosité et d’un air d’envergure. Omniprésent sur scène, le ténor italo-américain s’époumone jusqu’à se mettre en danger. L’engagement demeure admirable mais un sursaut d’empathie invite à lui conseiller de se ménager. Il reste encore douze représentations d’ici la fin du mois d’octobre.
Les accents vitriolés de Mary Elizabeth Williams font Elisabeth soeur d’Abigaille, rôle signature de la soprano américaine. Ceci explique cela. Le timbre écorche, le trait cingle mais rien n’entame l’intégrité d’un chant capable aussi de nuances.
Raehann Bryce-Davis place son tempérament de feu au service d’Eboli. La chanson du voile émaillée de gloussements est une caricature – volontaire ? – de belcanto. Des rires fusent dans la salle. Cette princesse bulldozer se réalise davantage dans un « Don fatal » à décorner les bœufs. L’aigu, droit comme un javelot, estourbit. Les notes poitrinées ne sont pas des plus distinguées mais quelle bourrasque ! La mezzo-soprano est à la scène ce que le réchauffement climatique est à la planète. La température monte de plusieurs degrés.
La voix d’Andreas Bauer Kanabas se teinte d’un noir si profond que l’on en vient à se demander si le Grand Inquisiteur ne conviendrait pas davantage à cette authentique basse, puissante et caverneuse. Il faut du baryton dans les tréfonds obscurs de Philippe II pour ne pas céder à la tentation du manichéisme. En un contresens vocal intéressant, ce roi de haine et d’épouvante l’emporte par KO sur Roberto Scandiuzzi, Philippe II de légende dont la reconversion en Inquisiteur peine à convaincre.
Le choix de la langue française est forcément un handicap pour des chanteurs non francophones. Tous ne sont pas égaux face à un idiome où la consonne importe autant que la voyelle. Les hommes s’en tirent mieux, exception faite de Kartal Karagedik. Ce Posa cocherait en italien plus de cases, celle du legato n’étant pas des moindres. Le chant a de la tenue, de la longueur, une noblesse exempte de raideur, et le timbre possède une douceur adaptée à l’idéalisme d’un des plus beaux personnages mis en musique par Verdi.
Tout comme le directeur artistique, Jan Vandenhouwe, Alejo Pérez amorce sa première saison à l’Opera Ballet Vlaanderen. Un mot pour remercier la nouvelle direction d’adjoindre désormais des surtitres anglais aux néerlandais. En ces temps de Brexit, tout geste d’inclusion est bienvenu. Le chœur confirme les progrès constatés dans Macbeth en juin dernier. L’orchestre résiste héroïquement à l’énergie canalisée d’une lecture musicale qui est le maillon fort de cette nouvelle production.