Toscanini disait du Trouvère qu’il exige les quatre meilleurs chanteurs du monde. Ajoutez-en un, et l’axiome s’appliquerait parfaitement à Don Carlo. Peu d’opéras exigent d’aussi grandes voix en aussi grand nombre. Et, pourquoi le cacher plus longtemps à notre ami lecteur, peu de ses représentations auront si crânement relevé ce défi originel que celles proposées par la Staatsoper de Vienne pour clore sa saison 2011-2012. Quel fut le protagoniste le plus marquant de la soirée ? Le Carlo épatant, en apparence effacé, en fait omniprésent, et vocalement inoubliable, de Ramon Vargas, ou le Posa suprêmement élégant et miraculeusement jeune de Simon Keenlyside ? Luciana d’Intino, l’une des très rares Eboli à être aussi à l’aise dans les vocalises de la « Chanson du Voile » que dans le souffle ample du redoutable « Don fatale », ou Krassimira Stoyanova, Elisabetta au sang chaud et à l’aigu surpuissant, qui n’a jamais aussi peu ressemblé à une pauvre victime ? René Pape et son Philippe II qui sait être Prussien sans être hors-sujet, quand il apporte à la longue méditation d’ « Ella giammai m’amo » la blessure profonde, l’ineffable détresse et la sourde menace du déclin qui nous font entendre les échos de son Roi Marke, ou Eric Halfvarson, Inquisiteur-monstre qui nous inciterait à rajouter encore un nombre à notre petite paraphrase introductive ? Face à une telle distribution, procéder à un jeu de comparaisons et de classements relèverait de l’indécence. Ce qu’il nous reste en tête, ce sont donc des successions de moments, particulièrement forts : dès le premier duo Carlo-Posa, que le ténor et le baryton s’autorisent à reprendre sur une nuance piano jamais entendue jusqu’alors, le public nourrit le souhait de ne jamais redescendre ; il ne redescendra pas avec une confrontation Posa-Philippe II, un peu plus tard, qui sent l’âge d’or à plein nez, ni avec un « Tu che le vanita » brûlant, ni avec un duo final à faire pleurer les pierres, ni avec un autodafé fastueux et décadent, ni…
Quand tant d’instants sont à marquer d’une pierre blanche, il convient de se tourner un peu vers la fosse d’orchestre : le travail qu’y accomplit Franz Welser-Möst ne cesse de nous émerveiller. Le souci du moindre détail, l’art de magnifier cette partition où Verdi a jeté tous ses dons d’orchestrateur, de ne jamais la laisser sans structure, sans forme, sans élan, toute cette énergie nous fait découvrir à chaque instant des couleurs, des sonorités, des rythmes, des alliages et des équilibres aussi, que l’on ne soupçonnait pas.
On en conclurait presque qu’une telle réussite musicale se passerait bien de mise en scène, surtout celle, sagement bienveillante, de Daniele Abbado. Pourtant, on ne peut s’empêcher de penser que ce spectacle apporte une contribution essentielle à la réussite de la soirée. Autour de costumes d’époque, les décors de Graziano Gregori et Angelo Linzalata sortent du foisonnement décoratif qui a marqué une certaine tradition de metteurs en scène, et encadrent l’action de panneaux de bois qui sont, avec l’aide des éclairages, tantôt des murs, tantôt des pans inclinés ; à l’intérieur de cette épure assez convenue, une directeur d’acteurs qui ne cherche jamais à faire sensation et à révolutionner l’idée que le public se fait de l’œuvre. Mais il y a, dans cette absence voulue du marquant, dans ce renoncement choisi au spectaculaire, la quête d’un naturel qui rend chaque rôle criant de vérité. Le pari était d’évacuer le décorum, pour éclairer plus en profondeur la peinture des âmes : si bien révélée, par la musique comme par les gestes, elle nous fait passer une soirée inoubliable.
Version conseillée
Verdi: Don Carlo | Giuseppe Verdi par Sir Georg Solti