Pas une perle ne manque au collier d’Elizabeth, pas un diamant à la couronne de Philippe II, lequel porte une Toison d’or très fidèlement reconstituée ; il y a pléthore de hallebardes, de soutanes, de fraises et de crucifix sur scène. Pour son Don Carlo de San Francisco, Emilio Sagi fait le choix d’une fidélité quasi-totale au livret, en tous cas à sa lettre. Le résultat s’apparente à une suite de cartes postales magnifiques du point de vue strictement visuel (voir les photos accompagnant l’article), surtout que la maison n’a pas lésiné sur les moyens matériels. Mais il s’agit plutôt d’une mise en image que d’une mise en scène. Au milieu de ces décors somptueux, les personnages semblent livrés à eux-mêmes, abandonnés à leur sort par un régisseur qui ne sait que faire d’eux. Comme à chaque fois qu’on lâche la bride à des chanteurs lyriques, c’est le retour en force de la main sur le cœur, du poing serré sur l’épée, du genou en terre. Un summum de platitude est atteint au cinquième acte, où les amants semblent regarder les avions qui décollent pendant les dix minutes de leur duo. Où sont les grands conflits que charrie l’œuvre ? La désespérance des protagonistes ? Les questions philosophiques de Schiller ? Aux abonnés absents. Tout reste glacé, comme figé dans un chromo que la vie aurait fui.
Que le spectateur ne s’inquiète cependant pas trop : le drame qu’on ne voit pas sur scène, on en retrouve la trace dans la musique, qui est servie ici comme rarement. En premier lieu dans une fosse qui révèle un San Francisco Opera Orchestra égal en qualité aux meilleures phalanges de la planète. Sous la battue assurée d’un Nicola Luisotti qui connaît son Verdi sur le bout des doigts, les instrumentistes californiens rivalisent de virtuosité, jusque dans les passages les plus périlleux, comme le grand air d’Elizabeth au dernier acte, où d’habitude la plupart des pupitres de cordes se prennent les pieds dans le tapis. Pour être juste, il faudrait mentionner aussi les teintes radieuses de la mort de Posa, les parfums délicats des jardins espagnols juste avant la chanson d’Eboli, les cuivres grondants au début du II, soutenus pas des timbales qui ont mangé du fauve … Un livre entier n’y suffirait pas.
La distribution offre des joies d’un même niveau. Passons sur quelques insuffisances. L’Eboli de Nadia Krasteva n’est pas à la hauteur de l’enjeu, avec une voix faible et peu séduisante, alors que sa partie est un pivot de l’action. Son « Don Fatale » tombe a plat, malgré un chef qui lui offre un écrin de rêve, avec des vagues qui déferlent sans couvrir la voix. A l’opposé, René Pape a tout pour être le Philippe II de sa génération (le coffre, la prestance, l’attention au mot) mais il reste curieusement sur son quant-à-soi, comme intimidé. Son monologue du IV ne marque pas. La faute à une mise en scène trop lâche, qui le laisse déambuler dans tous les coins de son cabinet de travail, sans jamais lui inspirer un geste qui lui permette de sortir des conventions lyriques ? Ou la méforme d’un jour ?
© Cory Weaver / SFO
Plutôt que de conjecturer sur les faiblesses, pointons les forces. Elles sont nombreuses, à commencer par le Carlo de Michael Fabiano, d’une santé vocale éclatante, qui parvient à sortir l’infant de la relative grisaille où on le cantonne souvent. Dans la lignée d’un Bergonzi, ses phrases sont lancées avec vaillance, presque trompettées, mais le ténor est un styliste, qui sait jusqu’où il faut aller sans tomber dans l’histrionisme. Sa mère-amante, Ana Maria Martinez, confirme son statut de verdienne montante et les longues lignes de ses cantilènes sont sculptées avec une délicatesse exquise. Elle semble avoir trouvé la clé du chant verdien : le souffle, si délicat à ménager dans des airs qui paraissent impossibles, où Verdi n’a eu aucune pitié pour ses interprètes et où la plupart des chanteuses respirent n’importe comment. L’Inquisiteur d’Andrea Silvestrelli offre des ressources de puissance et d’expression sans limites. Sa stature comme son autorité vocale montrent bien qui dirige l’Espagne de l’époque, et il ne fait qu’une bouchée d’un roi bien falot dans le célèbre duo du IV. Largement vainqueur à l’applaudimètre, Mariusz Kwiecien triomphe dans le rôle de l’ami fidèle, défenseur des opprimés, l’incarnation des idéaux politiques de Schiller. Fougue, sincérité et panache, couplés à une des plus belles voix de baryton sur le circuit international, le public est en transe et l’apparition du chanteur au rideau final déclenche un véritable vacarme de bravos.
Dans sa notice accompagnant le programme, le chef justifie son choix de la version italienne en affirmant que Don Carlo a été pensé dans la langue de Dante. On n’est pas d’accord avec lui, un chef aussi éminemment transalpin que Claudio Abbado ne l’était pas non plus, mais la qualité musicale offerte à San Francisco ce dimanche après-midi nous a presque fait changer d’avis.