Les productions singulières font souvent s’écouler des rivières de mots allant du discours dithyrambique aux phrases assassines. Le Don Carlo de Krzysztof Warlikowski n’avait pas échappé à cette règle à sa création, il y a deux ans, sur la scène de l’Opéra Bastille. Reprise, cette fois dans la version de 1886 et non dans la version originale en français de 1866, cette production est désormais accueillie dans un esprit apaisé par les spectateurs au point d’ailleurs de gratifier au rideau final le metteur en scène d’une salve d’applaudissements. Qui l’eût cru… compte tenu des déchainements passés. Et c’est plutôt heureux. Car l’idée d’explorer l’histoire à travers le prisme du regard perdu, égaré de Don Carlo, ne manque pas de pertinence. La réminiscence des souvenirs du personnage, projetés sur des effets de pellicules en celluloïd, mêlée aux scènes du présent, donne corps à une histoire où Carlo n’est plus que le spectateur de son propre destin. Le génie de Warlikowski est de nous donner à voir à la fois la sphère de l’intime et le jeu politique. Par cette approche, il met en exergue la fragilité des personnages face aux événements de l’Histoire où l’homme et ses passions sont bien peu de choses face à la raison d’Etat et aux intrigues de palais. A ce titre il ose désacraliser les personnages. Outre Don Carlo, sur le fil de la folie, il cristallise Philippe II dans une posture opposée à ce qu’il nous est donné habituellement de voir. Ici, le souverain est perdu dans le même labyrinthe mental que Carlo. On le voit ivre (au sens propre comme au figuré) et esseulé. Mais si Philippe perd pied ce n’est nullement par amour pour Elisabeth (Eboli est là pour le consoler…) mais parce que cette affaire d’infidélité supposée est une atteinte à son pouvoir absolu, ce qui lui est insupportable. Le rôle de Rodrigo est également revu et corrigé. Posa a incontestablement ici une dimension et une ambition sur l’échiquier de l’Histoire dont il n’est pas pourvu dans le livret.
Dans ce chaos organisé chargé de symboliques, les chanteurs de la seconde distribution ont habité leurs personnages avec crédibilité, dans cette vision qui, en mettant la psychologie en exergue, les expose particulièrement au regard. La représentation d’hier soir marquait les débuts du ténor Michael Fabiano. Comme il nous l’a confié dans un entretien, sa vision personnelle d’un Don Carlo déséquilibré, voire bipolaire, est en parfaite synergie avec la mise en scène. Aussi, c’est avec aisance que le ténor s’est fondu dans l’exploration du palais mental de l’infant d’Espagne proposée par Warlikowski. Le jeune chanteur donne une belle dimension à son Carlo fragile et désespéré dans une gestuelle très étudiée d’homme égaré, hébété, oscillant entre le rire et les larmes. Du piano subtil à l’aigu péremptoire, il lui confère une belle présence, soignant la ligne de chant en lui insufflant avec brio une vaillance désespérée. Si l’émission est forte (ce qui convient plutôt bien à la configuration des lieux,) le ténor ne néglige toutefois pas de varier les couleurs et de mettre les nuances requises. Toutefois, l’énergie qui meut Michael Fabiano le conduit parfois à forcer le trait dans les passages dramatiques, même s’il démontre par ailleurs une belle maîtrise des changements de rythme. Mais l’engagement est si total, viscéral, qu’il finit par emporter ces quelques réserves. Il habite pleinement cet être souffrant de l’intérieur et on le sent comme à son habitude aller chercher au plus profond de lui les tourments du personnage.
Très concentré et désireux de ne pas libérer trop tôt et trop vite une énergie précieuse dans ce marathon, Etienne Dupuis contrôle avec intelligence et justesse son instrument jusqu’à l’air de la mort de Posa où la voix ample, bien appuyée, déploie toutes les nuances et les couleurs requises avec une élégance rare et un timbre magnifique. Très discrète dans les les deux premiers actes, Nicole Car succédant à Aleksandra Kurzak, évolue ensuite avec plus d’aisance pour offrir une magnifique prestation dans le dernier acte au cours duquel elle fait la démonstration de sa virtuosité qui nous donne l’impression que l’artiste chante sans effort. René Pape incarne admirablement la grandeur décadente et la solitude du pouvoir de Filippo. La confrontation avec Posa au II est bouleversante d’engagement et le timbre toujours aussi séduisant. En revanche le chanteur peine dans « Ella giammai m’amò ». La ligne de chant est quelque peu malmenée et ce n’est que par une interprétation habitée et son immense expérience que l’artiste se sauve des difficultés. Il se reprend toutefois avec panache face grand inquisiteur de Vitalij Kowaljow dont la voix au timbre clair confère plus de mystère que de noirceur à son personnage aux allures de mafieux échappé d’un film noir. Anita Rachvelishvili, avec son abattage habituel, semble se fondre d’emblée avec délectation dans son personnage et dans les exigences de la mise en scène. En éblouissante forme vocale, la mezzo-soprano ne temporise à aucun moment. Elle se jette toute entière dans les flammes qui consument son Eboli, avec panache et audace. Elle domine le plateau du début à la fin avec une facilité insolente et nous laisse sans voix devant tant de maestria vocale. Les seconds rôles sont tous impeccables avec une mention spéciale pour le Tebaldo de Eve-Maud Hubeaux et le Conte di Lerma de Julien Dran, beau ténor au timbre lumineux.
Dans la fosse, Fabio Luisi nous livre une lecture fine et subtile des riches nuances de la partition verdienne. Le chef apporte une fluidité et une lisibilité à la partition. Tout comme l’Orchestre de l’Opéra, les chœurs maison, superbes de présence, ont livré une prestation de haute volée, notamment lors de la sidérante apparition du spectre de Charles Quint. Ce voyage dans l’univers mental de Don Carlos, à la fois labyrinthe des émotions et antichambre de la folie, met à l’épreuve notre perception de l’œuvre en nous tendant d’autres repères. Et lorsque l’opéra vous arrime ainsi à de nouvelles rives de découverte et de réflexion, la soirée est incontestablement réussie.