Reprise à Munich des cinq actes de ce Don Carlo qui, en 2012 avait affolé la planète lyrique. La mise en scène de Jürgen Rose n’a rien perdu de son efficacité avec son Christ géant, son dispositif habilement organisé autour d’un caisson d’ardoise symbolisant l’emprisonnement physique et psychologique des personnages, ses références picturales – Zurbarán pour Charles Quint, Greco et Bacon pour l’Inquisiteur, Goya pour l’autodafé –, ses moines qui rodent, ses portes qui claquent et ses tonalités sombres en accord avec la musique. Conséquence d’un nombre supposé moindre de répétitions, les gestes tombent moins juste et le mouvement a perdu de sa fluidité. C’est, avec la suppression du « Chi rende a me quest’uom », intelligemment réintroduit dans la partition en 2012, et le remplacement de Jonas Kaufmann par Alfred Kim, notre seul regret. Le chanteur coréen a comme son confrère munichois l’émission sombre, égale et gutturale. Là s’arrête la comparaison. Aucun sentiment, aucune intention ne viennent tempérer un volume sonore supérieur à la moyenne. Lorsqu’enfin le ténor consent à ne plus chanter à pleins poumons, dans « Ma lassù ci vedremo », il est trop tard, l’opéra s’achève et c’est sans chagrin que l’on voit Charles Quint entraîner dans les tréfonds du Couvent San Giusto ce Don Carlo imperturbable.
Simone Piazzola prend la suite de Boaz Daniel, à la place de Simon Keenlyside initialement prévu. Le baryton italien a décidé de ne pas laisser passer sa chance. Il a raison. Des notes longues à n’en plus finir lui valent la faveur du public. Là n’est pas cependant sa première qualité. La solidité, l’ampleur, le souffle certes mais plus encore la maîtrise des nuances et l’usage qu’il en fait pour dessiner le personnage de Posa, dans toute sa complexité, sans aucune ambiguïté amoureuse avec Carlo, trouble cependant dans ses royales amitiés. Le marquis serait-il un intrigant ?
Autres éléments nouveaux par rapport à 2012, le Tebaldo infantile d’Eri Nakamura et l’inquisiteur de Rafal Siwek, imposant dans la jeunesse d’une voix profonde qui tranche avec les basses cacochymes parfois distribuées dans le rôle. Voilà un adversaire sinon à la mesure, du moins capable d’affronter René Pape dont « Ella giammai m’amo » longuement applaudi consacre l’interprétation sommitale de Filippo II. Dans cet air que Michel Leiris enviait à Verdi, il n’est plus ici question de technique mais de la manière dont chaque note, murmurée, assénée, proférée, raconte une histoire que nous croyions pourtant connaître. Tout le roi est là, ainsi que le confirment les scènes suivantes : amer et misérable, orgueilleux et pitoyable, monstrueux et humain.
Comme en 2012, Anna Smirnova fait mieux que remplir son contrat avec une chanson du voile, sans excès belcantistes mais exemptes de duretés, et un « Don fatale » assumé sur toute la tessiture jusqu’à toucher dans les imprécations finales la limite de ses impressionnants moyens. Comme en 2012, Asher Fisch ne parvient que sporadiquement à donner sa pleine mesure à une partition ombrageuse. Quelques trop sévères huées sanctionnent une direction jugée inégale. A deux ou trois écarts près côté cuivres, les forces du Bayerische Staatsoper sont impressionnantes d’emphase et d’homogénéité. Les interventions chorales, dont bien sûr la scène de l’autodafé, font l’effet d’un raz-de-marée sonore qu’une voix dans la salle ponctue d’un « waouh ! » admiratif.
Comme en 2012 enfin, Anja Harteros hisse son Elisabetta à des hauteurs que l’on pensait inatteignables. Qu’admirer le plus ? La beauté intrinsèque du chant, servi par un timbre dont on aime les couleurs changeantes ; l’aisance à se mouvoir dans les différents registres, du plus grave ou plus aigu avec la même qualité de projection quelle que soit la note ; l’art des contrastes – ce passage en quelques mesures de la révolte à la résignation, de certains sons dont la violence surprend à la douceur envoûtante d’autres – ; ou l’interprétation magistrale qui nous rend la reine d’Espagne, si proche et si loin, si vraie que l’on reste longtemps après la représentation encore imprégné de tout ce que l’on a vu et entendu ? Incroyable mais vécu.