Si Domingo constitue un record de longévité parmi les chanteurs, le Royal Opera, pour sa part, peut prétendre au record de fidélité : entre aujourd’hui et 1971, année des débuts du ténor espagnol dans Tosca, Domingo aura participé à pas moins de 40 productions lyriques, auxquelles viennent s’ajouter galas, concerts et ouvrages qu’il aura dirigés. Comme le Metropolitan Opera, le Royal Opera sait accueillir, saisons après saisons, avec une régularité inexorable, les artistes aimés du public, quels que soient les changements de direction à la tête de l’institution.
La soirée s’ouvre avec un troisième acte d’Otello, devenu un classique de ce type de gala. La production d’Elijah Moshinsky ravira les archéologues amateurs : on se croirait à la création de l’ouvrage, l’électricité en plus. Qu’importe puisque Placido Domingo connait son Otello sur le bout des doigts. La voix du ténor met quelques minutes à chauffer, mais c’est rapidement le grand style : à tel point qu’on ne sait plus trop quoi écrire d’original sur cette incarnation exemplaire, quasiment inchangée au fil des années (certains le regretteront). A ses côtés, Marina Poplavskaya est une Desdémone étonnante : le timbre est riche, la voix opulente mais techniquement mal maîtrisée, en particulier dans l’aigu piano où l’on sent que l’artiste a du mal à domestiquer un instrument trop puissant. Au positif, l’interprétation est remarquable. En particulier, on n’aura rarement entendu une exécution aussi émouvante de la prière, dont les premières strophes quasi murmurées et débitées avec urgence ne relèvent plus seulement du chant mais du grand théâtre. Comme les impeccables Pablo Bemsch (Cassio) et Jihoon Kim (Montano), Hanna Hipp est une des jeunes artistes suivies dans le cadre du programme « maison ». Son Emilia survoltée augure au mieux de la suite de sa carrière. Deux vétérans complètent la distribution : passons sur Jonathan Summers (Iago), un peu fatigué pour nous féliciter d’un excellent Paata Burchuladze en Lodovico. Antonio Pappano dirige avec sensibilité et retenue une formation impeccable.
Avec le rôle-titre de Rigoletto, Placido Domingo redescend à la tessiture de baryton qu’il a choisi de fréquenter depuis quelques années. Le chanteur espagnol n’avait jamais interprété le rôle à la scène : on se souvient d’une exécution intégrale télévisée qui n’avait pas vraiment convaincu. Comme pour Simon Boccanegra, les ayatollahs du chant verdien hurleront au scandale, et, objectivement, ils n’auront pas tort : le timbre, l’émission, l’ambitus, restent ceux d’un ténor et non d’un baryton, trahissant indubitablement les intentions du compositeur. Mais on peut aussi considérer que, de même que l’on continue à jouer des opéras baroques malgré l’extinction des castrats, on peut admettre à titre exceptionnel une proposition originale dès lors qu’elle émane d’un artiste de cette envergure. Après tout, on n’est pas obligé de venir ! Sans être parfaite, la performance de Domingo reste très intéressante, le timbre donnant une étonnante jeunesse au personnage. L’interprétation est sensible, sans histrionisme. Musicalement, on notera quelques problèmes de rythme : visiblement, Domingo n’a pas encore totalement mémorisé le rôle, à moins qu’il ne s’agisse de l’effet d’un nombre insuffisant de répétitions. Ailyn Perez en Gilda est le maillon faible de la distribution : la chanteuse dispose d’une projection limitée dans le medium que ne vient même pas compenser une quelconque performance dans l’aigu. Le quatuor devient presque un trio et la scène de l’orage un duo. Pour celle-ci, on retrouve un Paata Burchuladze en grande forme (pour ceux qui l’ignorerait, précisons que c’est ce qu’on appelle une « grosse » voix) et la jeune Justina Gringyte en Maddalena totalement déchaînée (encore une chanteuse à suivre). En Duc, Francesco Meli constitue un cas à part : la jeunesse du timbre, une projection trompettante, un allant scénique, produise toujours une réelle séduction. Mais la voix affiche de sérieuses faiblesses dès que le ténor approche le si bémol, instable ou crié, ce qui n’augure rien de bon pour la suite. Antonio Pappano se révèle ici moins à l’aise que dans les deux autres extraits : il n’évite pas le style « fanfare » pour « La donna e mobile » puis renoue avec un style plus policé, mais, si on apprécie une mise en place rigoureuse, il manque le feu et la passion dans cette direction qui manque bizarrement de tension. C’est d’autant plus regrettable que la mise en scène moderne de David McVicar est d’une totale noirceur, parfaitement efficace.
Pour le troisième acte de Simon Boccanegra, le Royal Opera a choisi de s’inspirer de la production réalisée par Ian Judge pour la version originale de l’ouvrage en 1997, donnée à l’époque en alternance avec la version révisée dans la production d’Elijah Moshinsky. Placido Domingo qui a enregistré l’année passé le rôle titre dans cette dernière production, chantait à l’époque Gabriele Adorno dans la version originale. Même réduite à quelques éléments de décors, la mise en scène stylisée de Judge reste plus originale que la lourde production actuelle. Bien que le troisième acte de l’ouvrage ne soit pas nécessairement le plus excitant, Placido Domingo y renouvelle ses récents exploits avec un chant parfait et une interprétation juste et émouvante dans son rôle le plus satisfaisant actuellement. Dans des contributions limitées, Marina Poplavskaya et Francesco Meli sont irréprochables mais c’est surtout Paata Burchuladze, sur qui le temps ne semble pas avoir de prise, qui campe un Fiesco en tous points remarquable. A 56 ans passés, la voix est d’une fraicheur remarquable, sans beaucoup plus de vibrato qu’autrefois, et l’ambitus est intact. Même si l’on peut ne pas apprécier un timbre un peu pâteux et caverneux, force est de reconnaitre que certaines pages sont exécutées de manière absolument unique. On citera par exemple son « Piango, perché mi parla In te del ciel la voce », chanté piano et tout en retenue, absolument miraculeux. Retrouvant « ses terres », Antonio Pappano est absolument parfait.
Un bon quart d’heure d’applaudissements, ponctués de jets de bouquets et de standing ovations rageuses, vient conclure une soirée qui, si elle n’est pas musicalement sans faiblesse, restera un de ces moments d’exception de la vie d’un lyricomane : le spectacle des derniers feux d’un géant qui semblent ne jamais vouloir s’éteindre.