L’oratorio Elias, qui n’a rien d’une œuvre génétiquement modifiée comme on a trop souvent tendance à l’affirmer, est bien du Mendelssohn sans concession ni référence et moins encore de révérence. C’est là le grand mérite des solistes et choristes vitaminés sous la férule de Raphaël Pichon de nous l’avoir fait entendre et comprendre sans faux semblant. A la tête de son ensemble le Chœur et l’Orchestre Otrente le jeune chef tient plus du Bonaparte au Pont d’Arcole que de l’élève appliqué de Haendel, voire de Bach. Tout nous en convainc dans sa direction d’une enthousiasmante lisibilité. Dynamique et tempi soutenus ne noient à aucun instant, bien au contraire, la parfaite compréhension du texte pas plus qu’ils ne perdent de vue le sens de la dramaturgie musicale. Autant d’arguments décisifs pour motiver son monde et laisser parler la musique, autrement dit le compositeur.
C’est bien sûr le chœur le grand vainqueur de cette fresque épique portée par un souffle que chaque interprète s’attache à colorer d’accents révolutionnaires. Comment ne pas voir dans la révolte du prophète qui libère son peuple de l’obscurantisme et du joug de l’oppresseur, une métaphore prémonitoire du printemps des peuples dans cette moitié du dix-neuvième siècle fertile en bouleversements ? Et qui l’illustre mieux que la soprano Sylvia Schwartz dans son vibrant « Ecoute Israël » ? Il y a dans son exhortation enflammée une jubilation à tendre la ligne de chant et un frémissement quasi sensuel à colorer les inflexions d’une virilité digne d’une passionaria. Mais l’énergie ne cède jamais au panache. La projection ne force jamais le timbre, notamment dans cette quête souvent vaine à vouloir noircir le registre grave où s’égarent nombre de sopranos abordant ce type de rôle. Madame Schwartz sait à l’évidence corser la ferveur de son bas médium d’une tension subtile et bien comprise. Sabine Devieilhe a l’intelligence de ne pas jouer son va-tout en se plaçant sur le terrain de la concurrence. Elle caractérise plus pertinemment le versant féminin de l’ange dans sa dimension spirituelle presque éthérée mais sans être désincarnée. En ce sens elle s’impose comme le juste contre-point de sa partenaire.
Pour secondaires qu’ils soient, les personnages interprétés par Stanislas de Barbeyrac et Clémentine Margaine n’en sont pas moins cruciaux dans l’équilibre et l’articulation de la trame dramatique. Hors de question quoiqu’il en soit de rivaliser avec les deux principaux protagonistes de l’histoire : force reste à l’évidence biblique !
Et le prophète de Stéphane Degout ? Impressionnant d’autorité et de concentration. Si son bouleversant « Es ist genug » fait irrésistiblement songer à Bach, il transcende ici dans l’interprétation sans faille de cette basse dominatrice, la simple citation. Le bronze de l’assise vocale élégamment placée et les résonnances dans le bas registre possèdent une noblesse de port au service d’une diction châtiée et à la fois impérieuse dans le ton. Le timbre n’est jamais neutre et la plasticité et le grain de l’instrument qui le prédisposent à la vaillance sans effort, confèrent à son rôle un galbe et une ampleur impressionnants. Degout possède cette mobilité et cette éloquence dans la couleur qui sort heureusement son personnage de ses attributions et de sa dimension strictement sacrées. Dans ses imprécatoires et provocants « Rufet lauter ! » il impose la géniale figure du tribun politique, sûr d’une victoire déjà acquise. L’Elie de Degout est un meneur d’homme parce qu’il est lui-même un homme debout.
Et Dieu dans tout ça ? Le chœur ! Sans l’ombre d’une réserve. Divinité multiple et protéiforme, véritable lame de fond qui irrigue souverain et conquérant cet oratorio hors du commun par la grâce de ses interprètes… et le talent d’un certain Mendelssohn. Encore fallait-il en extravertir tout le formidable flux comme le fait Pichon et ses troupes.