Que La Flûte enchantée soit l’un des opéras les plus misogynes du répertoire, on le concède volontiers. Dès lors, on peut concevoir qu’une metteuse en scène souhaite en donner une lecture féminine, sinon féministe, quitte à gommer certains aspects pour en souligner d’autres. Jorinde Keesmaat avait signé en 2015 à Montpellier une production de La Clémence de Titus, pour la fin de règne de Jean-Paul Scarpitta. Pour l’autre ouvrage scénique conçu par Mozart dans la dernière année de sa vie, c’est Pamina qu’elle met en avant, dans un univers abstrait où les cartes attribuant les rôles sexués ont été rebattues. Les personnages apparaissent dans des cabines de plexiglas montées sur roulettes, un peu comme les créatures du harem de l’acte des Fleurs dans Les Indes galantes version Clément Cogitore ; aux trois figures féminines (Pamina, Papagena, la Reine de la nuit) répondent trois personnages masculins (Papageno, Sarastro, Tamino). Les hommes portent le bermuda ou la jupe plissée – le pantalon est réservé à Pamina. Sarastro arbore carrément une jupe-culotte à paniers, par-dessus laquelle son sporran, sacoche accompagnant le kilt, prend des allures de cache-sexe ou d’étui pénien. Les abdominaux sont dessinés sur le spencer de Tamino, tandis que le blouson aux pectoraux rembourrés de Papageno dévoile son nombril. Les signes extérieurs de féminité sont eux aussi surlignés : si la reine de la Nuit est une sorte de vamp des années 1930, les courbes de Papagena sont renforcées par des coussins, et les trois dames ont revêtu des tenues à protubérances disgracieuses inspirées de la collection dessinée en 1997 par Rei Kawakubo pour Comme des Garçons. Echange des rôles aussi pour la première scène : pas de serpent, mais le prince est malmené par les dames comme une femme seule pourrait l’être par trois machos. Pourquoi pas, mais le problème est que, passé ce démarrage en force (l’ouverture elle-même avait été interrompue par Pamina déclamant un long extrait des Cahiers de jeunesse de Simone de Beauvoir), la réflexion sur le féminin/masculin tourne court. Pamina est tout sauf une malheureuse victime, son rapport avec Monostatos le montre avec humour, mais à force de supprimer des éléments, on ne comprend plus très bien à quoi servent les différents personnages. Le prince et l’oiseleur ne sont que deux gamins qui jouent avec les voitures téléguidées offertes par les trois dames ; Sarastro est un mage sentencieux mais dont on voit mal ce qu’il vient faire dans l’histoire ; Papagena est présente dès les premiers instants, et sans déguisement de vieille femme. Après le triomphe final, les principaux protagonistes se mettent en sous-vêtement, comme à la fin de La Flûte enchantée montée par Robert Carsen, mais leur geste n’a pas ici un sens très clair.
Tamino, Papageno et les trois Dames (plus Papagena) © Joost Milde
Autre problème : ces décisions dramaturgiques ont un effet sur la musique. On a déjà parlé de l’ouverture coupée en deux, il faut ici signaler la disparition de la flûte non seulement sur scène (Tamino joue de la petite voiture) mais aussi en fosse pendant l’air « Wie stark is nicht dein Zauberton ». Le souci d’égalité des sexes amène à récrire non seulement le texte du duo Pamina-Papageno (pour inclure les couples « Mann und Mann, und Weib unnd Weib ») mais aussi la musique, l’oiseleur se voyant gratifié d’une vocalise dans le couplet alors que Mozart les réservait à la voix féminine. L’ajout d’une épreuve de l’air, pendant laquelle les initiés luttent contre une soufflerie, conduit à emprunter un passage de Thamos, roi d’Egypte. L’ordre des morceaux est modifié à la fin, le duo Papageno-Papagena étant avancé pour prendre place bien avant les épreuves. Bref, un joyeux tripatouillage dont on ne comprend pas toujours bien les raisons. C’est dommage, car Benjamin Bayl à la tête du Philharmonia Zuidnederland semble tout à fait apte à rendre justice à la partition telle que Mozart l’a écrite.
Si Pamina est ce soir la figure centrale de l’œuvre, ce n’est pas seulement à cause de la mise en scène, mais bien grâce aux qualités que fait valoir Lilian Farahani. Celle qui était Papagena dans la dernière reprise aixoise de la Flûte montée par Simon McBurney monte en grade et devient une pétillante princesse, presque à l’étroit dans son personnage, et l’on imagine qu’elle s’épanouira davantage en Suzanne à Nancy en janvier dans la production de James Gray. Peter Gijsbertsen est probablement dans un mauvais soir, car les aigus de son Tamino trahissent l’effort. La Reine de la nuit de Lisa Mostin surprend d’abord par sa capacité à traduire la véhémence du personnage ; revers de la médaille, des vocalises savonnées et un aigu incertain pour le premier air, mais le second la trouve beaucoup plus assurée. De Sarastro, Bart Driessen a les graves, mais la couleur du timbre est trop claire, ou du moins le serait dans un spectacle où le personnage serait plus cohérent. Michael Wilmering est un Papageno sympathique, mais les coupes sombres opérées dans les dialogues parlés ne lui permettent pas non plus de donner une vraie consistance à son oiseleur. A noter, le choix – compréhensible pour une production qui change de ville chaque soir ou presque – de confier les trois Enfants non à des jouvenceaux mais à une soprano et à deux contre-ténors qui remplissent très bien leur contrat.