Les metteurs en scène semblent avoir renoncé aujourd’hui à explorer la dimension symbolique de La Flûte enchantée. Notre époque, sous influence américaine, se soucie peu de deuxième degré. L’histoire est désormais avant tout action, à l’exemple de ces blockbusters qui remplissent les salles de cinéma. Pour renouveler le propos, il ne reste plus qu’à le travestir, voire le trahir.
Au Vlaamse Opera, David Hermann propulse Tamino dans un univers hostile, entre C.H.U.D. et La petite maison dans la prairie. Au monde de la nuit, l’étrange : un univers souterrain et humide au sein duquel évoluent des créatures plus animales qu’humaines. A celui de la lumière, un ranch faussement paisible car habité en fait de personnages peu recommandables : Monostatos évidemment mais aussi les prêtres (transmués en gardes-chasses) et Sarastro dont le comportement trouble vis à vis de Pamina s’exprime par un « In diesem heil’gen Hallen » chanté dans son bain, pendant que la jeune fille terrorisée lui masse les pieds. En représailles, le Grand Maître finira froidement abattu par Tamino d’un coup de revolver, l’arme qui tient lieu de flûte enchantée dans cette transposition dévoyée du livret de Schikaneder. Une vision à contresens, insensible et cruelle, à l’image de notre société, d’où l’on a exclu ce qui nous semble former la colonne vertébrale de Die Zauberflöte : la poésie.
De tels partis-pris ne sont pas sans conséquence sur l’interprétation. Les chœurs placés en coulisse et par conséquent sonorisés, la direction alerte de Tomáš Netopil débarrassent la partition de son caractère sacré, de ce qui, chez d’autres, fait le singspiel oratorio. Sous la baguette du chef d’orchestre tchèque, Mozart n’est ni démiurge, ni franc-maçon, pas même philosophe mais conteur qui tient par sa seule vivacité l’auditoire en haleine. Cette absence de grâce, au sens divin du terme, projette une ombre sur le chant de Rainer Rost (Tamino) et Robin Johannsen (Pamina), l’un et l’autre idéaux sinon, de voix comme de silhouette. Leur santé vocale et leur technique sans faille, cet art du legato qui est le socle du chant mozartien, viennent confirmer la réputation de dénicheur de talents que s’est taillé Aviel Cahn depuis sa nomination à la tête du Vlaamse Opera. Une image de champion du casting qui s’affirme à travers le choix d’une distribution homogène et de qualité. A commencer par un Papageno richement timbré (Josef Wagner) aussi bien chantant qu’adroit pour grimper aux arbres, ainsi que l’exige une mise en scène qui fait de l’oiseleur une espèce d’homme-tigre au physique d’Avatar (le bleu en moins). Ante Jerkunica a parfois du mal à garder le contrôle d’une voix imposante mais ce Sarastro aux graves impressionnants est déjà un géant, au propre comme au figuré. Dans un rôle dévolu aux sopranos colorature, Olga Pudova possède un médium dont la densité rend la précision du suraigu encore plus stupéfiante. La violence de l’expression, en totale osmose avec la scénographie, fait que l’on reçoit cette Reine de la Nuit comme un choc. Jusqu’aux trois dames (Hanne Roos, Tinneke Van Ingelghem, Marija Jokovic), synchronisées telles des montres suisses, dont chaque intervention séparée témoigne de la valeur et par là même du soin porté à la distribution.
En des temps où les hueurs ont la détente facile, on aurait pu s’attendre à ce que cette Flûte désenchantée soit fraîchement accueillie. Est-ce la qualité des artistes, l’intelligence et la variété des décors réalisés par Christof Hetzer (quatre plateaux, quand de plus en plus le décor unique prévaut), la modernisation du propos qui convient à un public inhabituellement jeune, mais c’est debout qu’une partie de la salle manifeste sa satisfaction à l’issue du spectacle.