Faute de grives, dit le proverbe, etc… C’est dans cet état d’esprit que l’on se préparait à assister à une représentation de Die Walküre donnée dans la version pour « orchestre de taille moyenne » réalisée par le chef d’orchestre et musicologue Eberhard Kloke. Les contraintes sanitaires étant toujours en vigueur, on comprenait le choix de la direction de l’Opéra de Marseille, entre s’adapter ou annuler. Mais le doute était permis : qu’est-ce qu’un orchestre « moyen » pour Wagner ? L’énergie et les flux sonores qui constituent une bonne part de la jouissance de l’auditeur allaient-ils disparaître ? Car « orchestre moyen » avait été traduit aussitôt par « orchestre light » et le scepticisme était à l’affût. Eh bien il avait tort : les applaudissements prolongés, nourris, et les ovations qui ont salué les artistes au rideau final l’ont prouvé. Approbation pleine et entière de cette option, ou reconnaissance appuyée pour ceux qui se sont adaptés à des conditions particulières pour permettre les représentations ? Quoi qu’il en soit, arriver perplexe et repartir content, que souhaiter de plus ?
Pour sa troisième Walküre à Marseille en 25 ans Charles Roubaud a dû concevoir une adaptation de sa dernière mise en scène. L’espace du plateau est divisé en deux ; derrière un rideau qui monte jusque dans les cintres et qui recevra les projections vidéo, l’orchestre restera invisible jusqu’aux saluts. L’avant-scène, agrandie par la couverture de la fosse, est l’espace de jeu des chanteurs. Il restera nu, à l’exception au deuxième acte du parallélépipède qui servira de siège à Wotan. Les autres, épée au premier acte, lance au deuxième, seront suggérés, montrés, voire animés en surimpression par Camille Lebourges. Ces projections jouent un rôle primordial dans le plaisir des yeux et la satisfaction mentale née des images proposées, toujours en lien avec le contenu du texte et le climat des scènes. Ainsi à l’acte I les gros plans de troncs d’arbre accolés aux surfaces rugueuses représentent la forêt voisine, dense, mystérieuse, dangereuse, d’où surgira Hundig. A l’acte II la jointure des marbres de couleur assemblés pour décorer le Walhalla est visible, et cela suffit à montrer la dégradation déjà à l’œuvre dans ce séjour divin. A l’acte III les branches emmêlées que secouera la tempête disparaîtront quand Wotan d’un geste fera apparaître le chaos rocheux où Brünnhilde subira son châtiment. Ces images qui jouent le rôle de décors et dont certaines poussent le raffinement jusqu’à inclure les marbres du cadre de scène changent insensiblement ou instantanément, selon les nécessités dramatiques et musicales, et les éclairages de Marc Delamézière s’ingénient à les valoriser. Les costumes de Katia Duflot ne semblent pas avoir changé excepté pour Fricka désormais vêtue d’une tenue de cuir noir qui est le pendant de celle de Wotan.
Hundig, Sieglinde, Siegmund (Nicolas Courjal, Sophie Koch, Nikolai Schukoff © christian dresse
Privé du support des accessoires adjuvants, Charles Roubaud s’est-il concentré sur la direction d’acteurs ? On peut supposer qu’à l’acte I il a indiqué à Hundig le geste d’empoigner la nuque de Sieglinde pour rendre manifeste son emprise brutale, qu’à l’acte II il a suggéré ses gambades d’enfant gâtée à Brünnhilde, et qu’il a réglé les mouvements de la troupe des Walkyries, aussi piaffantes que leurs montures. En tout cas, du dénuement de l’espace et de ce jeu à l’avant-scène résulte une impression d’intimité qui intensifie l’émotion des rencontres et des confrontations. Rien ne distrait des échanges, pas même l’évolution des vidéos, puisqu’elles accompagnent l’état d’esprit des personnages. Aussi, même si la vigilance des chanteurs garde en ligne de mire les écrans où ils peuvent suivre la battue du chef, on a rarement assisté à des échanges d’un si haut niveau théâtral. Ce n’est pas le moindre mérite de cette production.
Certains diront qu’avec la distribution réunie, c’était jouer sur le velours. Peut-être. Mais les chanteurs ne sont pas des machines, et parfois les alchimies ne se produisent pas. Alors savourons sans réserve ce premier acte. Sophie Koch, qui fait exister Sieglinde avant même de chanter, a des attitudes, des regards, des gestes ébauchés et vite réprimés, des silences, des élans, tout un nuancier de sentiments et d’émotions qu’elle livre pudiquement à nos yeux de voyeur. S’il s’agit pour elle d’une prise de rôle victorieuse, où projection, extension et expressivité ne laissent rien à désirer, Nikolaï Schukoff est un habitué du rôle de Siegmund. Il peut d’autant plus se consacrer à l’interprétation dramatique que sa santé vocale semble excellente tant il se montre vaillant quand il le faut et maître des nuances, qu’il distille avec un art consommé d’acte en acte. On a beau être au théâtre, on ne peut qu’être ému par son apparente conviction. Troisième sommet du triangle, le Hundig de Nicolas Courjal est rogue et soupçonneux à souhait ; méfiant, hargneux, brutal, hostile, le chanteur ne néglige aucune facette du personnage et sait autant les mettre dans sa voix que les traduire en comédien.
Si le plaisir n’est pas le même au deuxième acte, c’est parce que nous ne goûtons guère l’exposé des états d’âme de Wotan, que Dukas trouvait ennuyeux. Mais avant, quelle réussite que la scène entre Wotan et Fricka ! On est sur le fil du rasoir, au risque du trivial ou de l’odieux : Samuel Youn et Aude Extrémo évitent les excès et leur justesse comble, tant vocalement que dramatiquement. Elle subjugue par l’étendue, la projection, l’arrogance, l’homogénéité, et le contrôle qui exclut tout dérapage. Il conquiert par le timbre, l’incarnation et l’exact dosage des nuances et des éclats. Tous deux comblent, Wotan cherchant à louvoyer sans perdre la face, Fricka implacable, forte de la logique de son bon droit. Ce plaisir sans mélange ne le reste pas, après le départ de Fricka car même si Samuel Youn est un interprète convaincant, les explications que Wotan donne de l’exercice de sa liberté sonnent pour nous comme une phraséologie confuse. En outre l’entrée de Brünnhilde avait semblé annoncer une petite forme pour Petra Lang, dont les premiers cris de joie n’avaient pas l’impact et la portée espérée ; peu à peu la voix se réchauffe et l’émission récupère la puissance nécessaire, mais la première impression ne se dissipe pas avant la dernière scène de l’acte, quand la messagère de l’au-delà est bouleversée par la sincérité de l’amour entre les amants incestueux. Comment pourrait-il en être autrement, tant Sophie Koch et Nicolai Schukoff savent concentrer l’émotion ?
Wotan et les Walkyries (à l’avant du groupe Brünnhilde) © christian dresse
Le dernier acte combine tous les plaisirs disponibles pour l’oreille : Siegfried et Hundig sont morts, mais il y a la réjouissante réunion des guerrières, aux accents de condisciples en goguette, avant que l’épouvante ne les assaille. Il y a le désespoir exhalé par Sieglinde, avant son espoir exalté. Il y a le face à face entre Wotan et Brünnhilde, où il doit punir malgré lui, où elle argumente en pure perte. Il est jusqu’au bout divisé, et Samuel Youn attire la compassion sans jamais charger. Petra Lang trouve alors les accents et les ressources vocales pour convaincre que la grande wagnérienne qu’elle fut peut encore tenir son rang dans un respect entier de toutes les nuances.
Présent depuis le début, bien qu’invisible, l’orchestre apparaît enfin lorsque les lumières se rallument. Il recevra un hommage amplement mérité, ainsi qu’Adrian Prabava, appelé à diriger à la place de Lawrence Foster. Après l’adaptation de Luisa Miller pour un effectif réduit, voilà une découverte que l’on abordait avec méfiance et qui se révèle une heureuse surprise. Non seulement l’adaptation réalisée par Eberhard Kloke ne nous a pas semblé dénaturer la musique de Wagner, mais elle préserve au mieux les intentions du compositeur. L’exécution de ce mercredi soir nous a paru d’un très bon niveau, excellente tenue des cordes, des cuivres, des bois, avec des raffinements dans la netteté qui libéraient pleinement les liaisons si importantes dans l’interaction des motifs et permettaient d’obtenir ce flux continu qui est la vie de l’organisme. Accents, intensités, mais aussi courbes mélodiques, le caractère hybride de la musique apparaît ici très clairement. Ce n’est pas le moindre des plaisirs que d’approcher plus encore l’œuvre grâce à une version qu’un préjugé faisait craindre comme une trahison.