Nul ne peut innocemment représenter Die tote Stadt à Cologne puisqu’il s’agit là du lieu de sa création mondiale (avec Hambourg), en décembre 1920. Initialement programmée pour son centenaire en 2020, cette nouvelle production n’avait pu accoucher que d’une captation en streaming en raison de la pandémie et c’est donc en 2021 qu’elle est jouée pour la première fois en présence du public.
Nul ne peut davantage innocemment représenter Die tote Stadt depuis la production de Simon Stone à Munich avec Jonas Kaufmann dans le rôle de Paul en 2019 : toute autre mise en scène sera désormais mesurée à l’aune de cet immense triomphe. Or pour cette production anniversaire de l’opéra phare de Korngold, Tatjana Gürbaca décide de ne pas prendre de risques. La mise en espace est au départ intrigante, s’emparant des belles possibilités permises par l’opéra de Cologne où il n’existe pas de fosse : l’orchestre et la scène sont juxtaposés au même niveau devant le spectateur, l’un à gauche et l’autre à droite. L’intérêt est principalement musical : les voix n’ont pas d’orchestre à franchir, lequel peut montrer les muscles sans peur d’étouffer les chanteurs. Il en ressort une qualité sonore particulièrement flatteuse pour l’oreille.
Passé cette bonne surprise, la mise en scène n’est pas très inspirée. Un grand îlot central surélevé, censé représenter l’appartement de Paul, et plus précisément son « temple du passé », chambre secrète où il entrepose les reliques de sa défunte bien-aimée, accueille les chanteurs qui doivent périlleusement l’escalader pour y accéder. De longs rideaux enserrent cette chambre, tandis que d’autres, tout en filaments blancs, en structurent l’espace intérieur, sans que cela n’apporte de réelle valeur ajoutée. Quelques meubles suggèrent tantôt, aux tableaux 1 et 3, un intérieur, tantôt un bar endiablé au tableau 2. Les costumes de Silke Willrett sont pour la plupart réussis, particulièrement ceux de Marietta, mais ne dessinent aucune cohérence, allant de l’époque contemporaine aux années 40 – les vidéos de Sandra Von Slooten et de Volker Maria Engel font d’ailleurs très films noirs. La plupart du temps, les chanteurs sont livrés à eux-mêmes sans que ne soit apportée de vision particulière de leur personnage. Au total, l’absence de cohérence et de réelle proposition scénique tranchée trahissent le manque de vision d’une production qui ne prend jamais à bras le corps les thématiques de l’opéra – qui est pourtant loin d’en manquer. Et si la production n’est pas porteuse de sens, le tout n’est pas non plus particulièrement esthétique, ce qui entérine le sentiment de déception.
© Paul Leclaire
Au-delà d’une mise en scène sans souffle, c’est à cause du plateau vocal que la soirée prend une tournure malheureuse : la prestation de Stefan Vinke en Paul est en effet laborieuse. Assurément, la puissance et le volume sont à n’en pas douter de son côté : on reconnaît bien là le ténor wagnérien. Mais le timbre et la voix sont souvent désagréables tant le chant a tendance à s’approcher du cri… Pour ne rien arranger, l’approche théâtrale du rôle est monolithique, peu expressive et trop souvent agressive. Cette prestation manque de ce fait d’émotion, ce qui pose problème tant le cœur émotionnel de cet opéra repose singulièrement et essentiellement sur le rôle de Paul. A l’inverse, et c’est l’un des rares points qui rattrape la soirée, la Marietta d’Ausrine Stundyte est splendide. La voix est chaleureuse, ronde, généreuse, tant dans le medium que dans l’aigu ; son timbre envoûtant traduit parfaitement l’ineffable mystère d’un personnage insaisissable. Son entrée sur scène en star tout droit sortie d’un film d’Hitchcock pose d’emblée la prestance d’une performance bluffante. Les nombreuses reprises de l’air principal sont toutes déchirantes tandis que la cruauté du personnage au cours des tableaux 2 et 3 est parfaitement restituée.
Le reste du plateau vocal est heureusement très convaincant : le jeune croate Miljenko Turk campe un Frank très solide et son Pierrot brille au tableau 2 de par une douce et mielleuse voix de baryton, dont la légèreté se prête parfaitement au rôle. La Brigitte de Dalia Schaechter est curieusement le personnage le plus travaillé : visiblement elle aussi animée d’un désir foudroyant pour la défunte Marie, elle rappelle la gouvernante éprise de son ancienne maîtresse dans la Rebecca d’Hitchcock. Sa prestation est riche, oscillant tantôt entre effroyable froideur et situations vaudevillesques. Anne Malesza-Kutny et Regina Richter en Juliette et Lucienne sont rayonnantes tandis que John Heuzenroeder et Dustin Drosdziok sont tout à fait crédibles en Victorin et Albert.
La direction musicale de Gabriel Feltz est heureusement grandiose : le chef retranscrit chaque tremblement de la partition, met en valeur tous ses contrastes et sait, sans fioritures, en révéler l’infinie tendresse dans ses moments les plus lyriques. L’orchestre du Gürzenich de Cologne n’a pas ménagé ses efforts, se prêtant à l’étendue palette de nuances imprimées par Gabriel Feltz, tout comme le chœur de l’opéra de Cologne. Malheureusement, ces beaux efforts ne sont pas suffisants pour contrebalancer la tiédeur de la mise en scène et la performance décevante du rôle principal.