En mars 2018, Bernd Alois Zimmermann aurait eu 100 ans.
Le Staatstheater Nürnberg a choisi de marquer cette date en reprenant son unique opéra (il avait ébauché une Medea mais sa mort prématurée par suicide en 1970 mit un terme au projet).
Opéra impossible ou injouable a-t-on dit. Impossible à représenter certainement si l’on veut suivre à la lettre toutes les indications du compositeur qui exige seize chanteurs dont six ténors aigus (!), dix comédiens, une centaine de musiciens (dont d’importantes séries de percussions) répartis sur plusieurs niveaux sur et en dehors de la scène, un chef d’orchestre secondaire, des micros et haut- parleurs, deux écrans de cinéma et j´en passe… Encore s’agit-il là d’une version assagie car la première mouture proposée en 1961 pour l’opéra de Cologne par Zimmermann à Wolfgang Sawallisch et que celui ci refusa, était encore plus ambitieuse et pour tout dire irréalisable.
Après Munich, Nuremberg est la seconde maison d’opéra à proposer pour la deuxième fois une nouvelle production de cette œuvre qui tient beaucoup du sérialisme (douze scènes pour douze séries de douze tons avant la 13e scène conclusive) mais qui emprunte aussi à de nombreux genres: le jazz, la variété, le grégorien, mais aussi à Bach, Mozart ou Strauss (le très beau trio féminin qui conclut le III est un évident clin d’œil au Rosenkavalier). Zimmermann était à la recherche de l’art total ou plural comme il disait.
On attendait donc avec curiosité le travail de Peter Konwitschny dans cette nouvelle production anniversaire. Le metteur en scène allemand a suivi avec beaucoup d’intelligence les indications et innombrables didascalies de l’œuvre dans un vrai souci d’authenticité. Sa recherche quasi pédagogique du sens le conduit à schématiser les scènes pour une meilleure intelligence. Les grands ensembles occupent l’immense scène, côtoyant du coup des estrades de percussions réparties sur les côtés et dans le fond du plateau. En revanche, les scènes intimistes sont circonscrites par des portions de décors stylisés qui forment comme des parenthèses perdues au milieu d’une immensité qui deviendra plusieurs fois champ de bataille…
La question de la temporalité, concept-clé chez Zimmermann pour qui il faut montrer le «déroulement simultané du passé, du présent et du futur » n’est pas éludée. On retiendra comme une admirable réussite la deuxième scène du II où Marie d’un côté, Stolzius et sa mère de l’autre et enfin Desportes, censés se situer sur trois registres de temporalité différents, se retrouvent dans le même…lit, Stolzius finissant par les tuer tous, annonçant ainsi le destin tragique inéluctable. On s’interrogera en revanche sur la pertinence de la vision du IV que propose le metteur en scène, vision qu´il justifie par la volonté du compositeur de faire en sorte que le spectateur soit «environné par l’action». Avant le dernier acte donc, à l’issue de l’entracte, les spectateurs sont invités à se rendre tous sur scène! La salle est fermée et nous voilà nous dirigeant vers l’immense plateau, rideau de fer baissé. La musique qui reprend alors est, dans un premier temps, transmise par haut- parleurs.
En faisant ainsi des spectateurs plus que des témoins au milieu de la vie des acteurs sur scène, Konwitschny ne les rend-il pas complices de l’affreux dénouement ? Ne sommes-nous pas, nous les spectateurs, les vrais soldats, nous qui avons obéi aux ordres du régisseur de rejoindre docilement le plateau pour assister, impuissants, à la terrible scène de l’aumône qui va suivre ? Entrent en effet Marie et son père qui ne la reconnaît pas. Marie est au milieu de nous, nous pouvons la toucher, elle nous bouscule, nous fait l’aumône, elle insiste et qu’y pouvons-nous ? Zimmermann, qui a voulu écrire un opéra total, a certes souhaité plonger le spectateur au cœur de la folie de la guerre. Il a voulu ainsi que dans la dernière scène, le spectateur assiste de loin (par écran de cinéma interposé) à l’interminable défilé des soldats errant vers un but inconnu, dérisoire sans doute.
Là, au contraire, le spectateur est comme entraîné malgré lui dans l’enfer. Dans la vision de Konwitschny le Verfremdungseffekt brechtien est dévoyé, transgressé : ce n’est plus de distanciation qu’il faut parler mais au contraire de sur-implication. Marie partie, le rideau de fer s’ouvre et les spectateurs, toujours sur scène, se retournent vers la salle où se dénoue le drame avec la mort de Desportes et le suicide de Stolzius, pendant que des écrans de télévision figurent le défilé infini des soldats par des courbes soporifiques d’électrocardiogrammes qui finiront par s’aplatir.
Jochen Kupfer (Stolzius) © Ludwig Olah
Le plateau vocal est dans l’ensemble à la hauteur de l’incroyable défi. Un satisfecit tout particulier pour la Marie de Susanne Elmark, longuement ovationnée au baisser de rideau. « Six mois pour apprendre le rôle dont trois de pleurs et de peur de n’y parvenir » , confiait l’assistant metteur en scène à la fin de la production. Force est de constater que Susanne Elmark réussit sans coup férir sa mission. Elle domine littéralement la partition. Quelle aisance, quelle capacité à se jouer des redoutables intervalles, des suraigus soudains. Partition âpre mais qu’elle fait vivre avec passion. Une aisance que les autres protagonistes ne partageront pas tous. La Charlotte de Solgerd Isalv est très appliquée mais ne réussit jamais à quitter plus que quelques mesures le chef des yeux, pour un résultat vocalement assez convaincant . Si on regrettera peut-être le manque de projection de la Comtesse de la Roche, tenue par Sharon Kempton, on lui reconnaîtra un joli timbre et un jeu pertinent (elle nous a toutefois semblé bien jeune pour le rôle tenu). Helena Köhne en mère de Wesener est authentique. Une voix rauque non dénuée de charme et une souplesse qui fait plaisir à voir. Pas de point faible dans la distribution masculine. On peine à parler de rôles secondaires, car aucun n’est longtemps absent de la scène. L’aumônier de Antonio Yang est extraordinaire dans son jeu et son chant toujours assuré. Le colonel de Alexey Birkus, le capitaine Mary de Ludwig Mittelhammer et Pirzel chanté par Hans Kittelmann forment tous trois un trio homogène, avec des voix s’alliant parfaitement. Le Wesener de Tilmann Rönnebeck est d’une belle duplicité. Baryton ferme sans trop de nuance toutefois. Enfin les rivaux Stolzius et Desportes de Jochen Kupfer et Uwe Stickert sont à la hauteur des enjeux. Voix puissantes, nuancées, jeu impliqué, ils auront impressionné à juste titre le public.La question de la maîtrise de la partition se pose fortement pour cette œuvre. Bernhard Kontarsky qui dirigea l’œuvre à Stuttgart en 1991 et pour un enregistrement référence se demandait parfois comment les chanteurs faisaient pour trouver la note. Ici, ils y sont parvenus pourtant en faisant preuve d’une cohésion qui force le respect. Au delà, c’est même d’une belle complicité que l’on peut parler. Les scènes monumentales comme la scène IV où une dizaine de chanteurs se donnent la réplique dans un tourbillon de déplacements, sauts et acrobaties à vous donner le tournis, sont d’une esthétique peu commune.
On a retrouvé avec plaisir Marcus Bosch et la Staatsphilharmonie de Nuremberg, capable de passer du jour au lendemain de Traviata aux Soldaten. Il impressionne par le sérieux et la maîtrise. Nous prendrons comme unique exemple de cette performance le prologue, d’une folle complexité rythmique ( il n’est que de se pencher sur la partition de celui-ci pour en avoir un avant-goût) et qui nous plonge sans autre forme de procès dans l’enfer de cette œuvre. Il est tonitruant, assourdissant, dantesque, apocalyptique à souhait. On est certes loin de la page du chaos au début de Die Schöpfung de Haydn, mais on y pense immanquablement à l’écoute de ce désordre ordonné, de cette description filée d’une course vers un nouvel ordre (ordre supérieur chez Haydn, ordre décadant bien sûr chez Zimmermann), qui s’achève piano en une ultime respiration avant la scène 1 et qui campe remarquablement les prémices d’un destin fatal qui s’enchaînera plus de deux heures durant.