Histoire d’un lied imparfait qu’on remet sur le métier, de souliers (faussement) récalcitrants, de tradition revigorée par l’apport de sang-neuf et d’idées nouvelles… Les Maîtres Chanteurs forme en creux un petit traité de musique et de dramaturgie wagnérienne. Un terrain fertile pour le metteur en scène qui veut s’échapper de l’image d’Epinal, et pour l’orchestre, les chanteurs et leur directeur musical une gageure de près de quatre heures trente.
Le parti pris de Harry Kupfer, dont la production arrive de Zurich, est celui d’un bâtisseur. Si Walter édifie sa cathédrale vocale, lui reconstruira Nuremberg au cours des trois actes. Une vidéo/toile de fond dessine à l’horizon le Burg et la silhouette de la ville. Ses tours si typiques sont tout d’abord étêtées, ses murs médiévaux éventrés. La ville sort de la guerre et, sur le plateau, seuls quelques pans de murs et arches gothiques, placés sur une tournette, rappellent l’église où commence l’histoire. Des échafaudages de métal gris font assaut de ses pierres. On les retrouvera couverts de toiles au deuxième acte et enfin organisés en gradins pour la Saint-Jean finale. Cependant que la toile de fond se hérisse de grues et que tours et toits retrouvent de l’ardoise au deuxième acte, ou que des gratte-ciels (pourtant absents de la skyline nurembergeoise) envahissent le ciel lors du dernier acte. L’idée n’est pas répréhensible mais est bien maigre sur toute la durée du spectacle. Heureusement la direction d’acteur vient égayer cette grisaille. Les chamailleries des Maîtres au premier acte sont désopilantes (l’un d’entre s’échappe même pour se soulager avant que Walther n’entame son examen), Beckmesser est traité avec humour et bienveillance… et chaque rôle petit ou grand, choeur ou soliste trouve toujours à s’affairer pour rendre vivantes toutes ces péripéties.
© Teatro alla Scala
Mais le maître de la soirée se trouve au pupitre. Daniele Gatti peint non seulement la grande fresque avec brio mais il prend également le temps de donner les coups de pinceau qui viennent griffer là l’amour, ici l’ironie ou encore la dérision. Dès l’ouverture, les thèmes et les phrases majestueuses s’ornent de contrepoints élégamment soulignés. Non par volonté ostentatoire ou désir de faire du neuf à tout prix, mais bien parce que ces éléments participent de l’équilibre global du chef-d’œuvre wagnérien. Le chef milanais cherche donc en permanence dans la profondeur des pans de l’orchestre. Une phalange de la Scala, belle mécanique, qui réagit au doigt et à l’oeil, qu’elle soit haranguée ou cajolée par le chef. Le choeur préparé par Bruno Casoni affiche une belle cohésion et suit à la lettre et avec succès les desiderata du chef. Le « wacht auf » du troisième acte est étiré jusqu’au bout du souffle des chanteurs.
La distribution compte sur les forces d’interprètes chevronnés. En premier lieu, le Sachs de Michael Volle à la prosodie léchée et à la ligne élégante. L’expression se pare d’ironie, de sautes d’humeur ou de dépit qui rendent le portrait complet. Son endurance est sans faille, notamment jusqu’au bout de l’éprouvant troisième acte. Markus Werba le seconde. Bien projetée, sa voix au volume plus modeste passe sans mal l’orchestre, malgré un décor ouvert qui ne facilite la tâche à personne. La finesse du jeu et des mimiques du baryton font de ce Beckmesser une parfaite tête à claques. A l’inverse, Albert Dohmen s’appuie sur ses graves profonds et la noblesse de son port pour incarner le patriarche Pogner. David trouve en Peter Sonn un ténor dont la voix claire ne laisse en rien présager d’un ambitus aussi conséquent. Il se promène tout au long du premier acte et en impose à tous les autres apprentis. Anna Lapkovskaja incarne une Magdalene fraîche, éloignée de la matrone et bien plus proche de l’amie et confidente d’Eva. L’inversion d’identité au deuxième acte n’en est que plus crédible. Michael Schade souffrant (il semble qu’il se soit retiré de la production), Erin Caves (entendu à Bordeaux en Tristan) assure le remplacement au pied levé. Las, il souffre de problèmes récurrent à l’aigu qui ternissent ses interventions lorsqu’il est « seul » en scène. Il s’efforce de proposer un chant nuancé, notamment lors du quintette qu’il chante intégralement en mezza-voce, mais le souffle lui fait défaut plus d’une fois au cours de la soirée. Jacquelyn Wagner, que Paris connaît depuis une Pamina remarquée, se révèle idéale en Eva. Au diapason des choix de Daniele Gatti, elle suspend le début du quintette dans un piano étourdissant encore enluminé par un timbre cristallin et une ligne ductile. Pourtant la voix est aussi puissante quand il faut tempêter face à Sachs : quel « beau prix » pour la fête de la Saint-Jean !