Franz Schreker retrouve les faveurs des programmateurs depuis quelques saisons, et l’Opéra d’Etat de Bavière, qui lui consacre une nouvelle production en ouverture de son festival d’été, n’est pas étranger à ce mouvement. La rencontre entre l’univers vénéneux de Die Gezeichneten (consulter le compte-rendu des représentations lyonnaises) et celui non moins sulfureux de Krzysztof Warlikowski promettait de faire des étincelles.
Etonnement le metteur en scène polonais reste sage, délaisse le stupre pour se concentrer sur le discours sur l’art. Ce choix trouve toute sa légitimité dans le livret. Il est le ressort de la ruse (ou de l’amour, à vous de juger) entre Carlotta et Alviano et le projet même de l’île de l’Elysée que l’homme le plus laid de la ville s’apprête à offrir au peuple. Au troisième acte, voici donc nos génois qui envahissent l’île, grimés en souris pusillanimes – et non en rats comme chez Neuenfels. Dans un tweet publié le soir même de la première, la Bayerische Staatsoper donne la clé : il s’agirait d’une référence à une nouvelle de Kafka, Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris, où des rongeurs cessent de couiner lorsque cette dernière ouvre la bouche. Les petites créatures s’initient au passage à l’art. Ici, point de chant mais une projection de cinéma. Tous les monstres mythiques du cinéma germanique défilent : le Golem, Frankenstein, le Fantôme de l’opéra et Nosferatu. Ainsi, dans cette histoire où beau et laid ne sont pas ce que l’on croit, Krzysztof Warlikowski édifie deux figures de l’artiste. Alviano, double d’Elephant Man, sert l’art au nom de tous dans un élan amoureux et généreux. Carlotta, sosie de Marina Abramovic (artiste performeuse dont le corps aura subi toutes sortes d’expériences violentes), s’en sert comme d’une thérapie contre sa propre laideur intérieure – elle-même rêvant sa famille avec les mêmes masques de rongeurs. Cette multiplication des références et des codes est un leitmotiv de la mise en scène warlikowskienne, mais ici, le procédé est moins convaincant qu’à l’accoutumée. Restent en autre leitmotiv une direction d’acteur ciselée et une réalisation de l’équipe technique fluide et irréprochable, toujours dans cette patte visuelle immédiatement reconnaissable. Restent aussi quelques provocations comme ce ring de boxe où le duc Adorno s’exerce ou cet ajout textuel déclamé par John Daszak au retour de l’entracte, commentaire grinçant sur Schreker, sa mise à l’écart par le régime nazi, sa postérité et ses influences.
Des influences pucciniennes et straussiennes qu’Ingo Metzmacher magnifie à la tête d’un orchestre au son opulent. L’ouverture donne le « la » entre des arpèges translucides et des tutti compacts. Le travail sur les couleurs et les nuances des pupitres est celui d’un orfèvre. Ces ambiances étranges et morbides collent à la scène, scandent l’avancée des péripéties et soutiennent à tout instant les solistes sur le plateau.
La distribution d’ailleurs brille par son excellence scénique et vocale à commencer par les petits rôles, pléthoriques dans cet opéra. Prenons les deux plus emblématiques en exemple. Si son timbre clair lui assurerait le bon dieu sans confession, Dean Power est roublard à souhait en Pietro (l’homme des basses besognes dans l’enlèvement des jeunes filles). Heike Grötzinger, quant à elle, met à profit une voix plus âpre pour donner corps à Martuccia, la servante abusée malgré elle. Les cinq rôles principaux sont tous proches de l’idéal. Alastair Miles (Lodovico Nardi), présence élancée et frêle, fait passer l’autorité et l’humanité de son personnage dans un chant chaleureux et lié. Tomasz Konieczny n’aime rien moins que ces rôles ambivalents, comme le Duc Adorno, où la noirceur de sa voix et ses quelques nasalités sonnent comme des évidences. La puissance et les réserves vocales dont il dispose lui permettent de se glisser ensuite dans les traits du Capitaine de police avec crédibilité. Dans le rôle principal, John Daszak marie l’endurance d’un heldentenor et la légèreté de la ligne vocale. Si l’ensemble manque quelque peu de legato il vient à bout avec brio de ce rôle particulièrement exigeant. Enfin les deux triomphateurs de la soirée sont Christopher Maltman (Tamare) et Catherine Naglestad (Carlotta). Lui, toutes griffes dehors, incarne un séducteur volcanique dont l’hybris n’a d’égal que le volume torrentiel et le charisme scénique. Elle, voix aisée, chaude et sensuelle, donne vie aux deux facettes de son personnage : l’artiste éprise de beauté se mire dans un phrasé élégant ; la femme mordue par le désir exulte dans des forte et des aigus dignes des plus grands sopranos.