Didon et Énée est un chef-d’œuvre de concentration, un opéra d’une concision extrême, qui atteint en cinquante minutes des sommets de lyrisme et d’intensité. Une grande part de son charme tient au non-dit, à l’implicite qui rend chaque note si émouvante et chaque parole si lourde de sens, chaque chant et chaque situation chargés d’une symbolique puissante. La sobriété et la précision sont au service de la bouleversante passion d’amour qui conduit à la mort de Didon.
Mais de nos jours, est-il encore possible de représenter sur scène un tel spectacle sans le mettre en perspective ? Telle est la question que s’est posée David Marton. On pourrait ajouter : un opéra de 50 minutes ? Ce n’est pas sérieux. Il faut l’allonger, l’étoffer, remplir l’espace, remplir le temps, faire théâtre – pendant plus de deux heures. Ce ne sera plus la quintessence d’un art subtil, mais la dislocation de la musique, du chant et du texte. Non plus Didon et Énée de Purcell, mais « Didon et Énée, remembered » de Purcell, Kalima, Stucky et Marton. Non plus « remember me », mais « dismember me ». Notez qu’on ne saurait crier à la trahison, puisque le spectateur est averti d’emblée par le titre. Et le « concept » peut séduire.
Tout commence plutôt bien, d’ailleurs. Faire appel aux ressources de la vidéo pour montrer des fouilles archéologiques réalisées en direct sur scène, c’est à la fois opérer une mise en abyme de l’opéra qui puise son contenu chez Virgile, et nous confronter à notre propre rapport à cet opéra du XVIIe siècle. Que les archéologues soient Jupiter et Junon en personne, voilà qui peut faire sourire, surtout lorsqu’ils exhument un smartphone et une souris d’ordinateur encore reliée à son câble. Bien entendu, il faut marquer la distanciation censément brechtienne de l’entreprise : on verra donc les vidéastes sur scène, et la fabrication des effets optiques projetés sur l’écran géant de la scène.
Purcell / Kalima / Stucky, Didon et Énée, remembered, Lyon 2019 © Blandine Soulage
Musicalement, c’est tout d’abord une improvisation, mêlée de bruitages, qui peu à peu intègre des notes de la partition de Purcell. Ensuite seulement vient l’ouverture, attendue, puissante, dans un tel contraste avec ce qui précède que l’on pense y déceler l’une des clefs du spectacle : en alternant les passages de musique et de chants originaux avec des bruits parasites et des compositions musicales et vocales contemporaines, on donne à entendre des fragments disjoints de l’opéra de Purcell. Comme exhumés par le travail des archéologues, ils ne forment plus l’ensemble achevé que nous croyions connaître. Et nous le redécouvrons à travers ses membra disjecta : il jaillit par éclats, tandis que les dieux antiques, joués par des comédiens soulignant à chaque instant qu’ils ne s’identifient pas aux personnages qu’ils interprètent, disposent dans une vitrine les produits des avancées technologiques de notre époque.
Tout cela fonctionne parfaitement pendant un temps, avec le rappel des guerres et des exils formant l’arrière-plan de l’intrigue, l’insertion dans un contexte historique (à la fois antique – textes de l’Énéide – et contemporain – couvertures de magazines, photographies) de cette histoire d’amour et de mort, suscitant une certaine adhésion, un véritable intérêt. Et les raclements de la pelle métallique de la sorcière (surprenante Ericka Stucky), pour insupportables qu’ils soient, n’auraient pas dû faire fuir plusieurs spectateurs du parterre. Incontestablement, une vraie réflexion sous-tend l’entreprise, une proposition stimulante qui souhaite aussi servir l’œuvre, à sa manière. L’intégration de textes de Virgile, surtout lorsqu’ils sont aussi magnifiquement dits que par Guillaume Andrieux – Énée dont le texte parlé est aussi émouvant que le chant –, éclaire l’intrigue, augmente la portée politique de l’œuvre, que vient souligner la vidéographie qui occupe tout le fond de scène, avec entre autres ces images du rivage et du ressac. Les improvisations de la chanteuse et comédienne Erika Stucky introduisent une autre dimension, ironique et grinçante, à la fois parfaitement maîtrisée et complètement surprenante, véritable contrepoint aux airs de l’opéra.
Mais le procédé a ses limites et aurait gagné à être moins dilué. Au bout d’un moment, ce qui semblait original semble déjà rabâché : le cocktail est trop allongé, et l’on est pris d’une nostalgie de la liqueur non diluée, celle de l’opéra de Purcell, dont on guette fébrilement les résurgences espacées. Dans ces conditions particulières, Alix Le Saux donne à Didon une véritable noblesse dans son chant et son jeu scénique – un travail supplémentaire sur la voix parlée serait toutefois appréciable, car la rupture de ton est surprenante entre les deux registres. Mais qu’il s’agisse de son premier duo avec Belinda, de ses bref échanges avec Énée ou du magnifique « When I am laid in earth », la voix est équilibrée, claire, les intonations précises, même si la tenue des notes aiguës reste un peu courte. Claron Mc Fadden est une Belinda aussi à l’aise dans les passages inédits de cette production que dans le rôle de la composition originale, avec une voix veloutée, souple et puissante.
Si l’on peut rester réservé sur la composition et la prestation du jazzman et guitariste Kalle Kalima, qui assure une sorte de transposition moderne du continuo baroque, il faut saluer la direction musicale de Pierre Bleuse, qui passe avec une aisance proprement stupéfiante d’un style à l’autre, et obtient de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon une très belle interprétation des passages de Purcell. Les Chœurs de l’Opéra de Lyon, dont plusieurs interventions filmées hors-scène sont retransmises sur l’écran géant, sont remarquables, comme à l’accoutumée.
Les huées qui jaillissent des balcons à la fin de l’œuvre et au début des saluts sont assez vite noyées dans le bruyant enthousiasme et les applaudissements nourris du public. Le spectacle ne méritait sans doute ni cet excès d’honneur ni cette indignité.