Ce spectacle devrait en réalité se voir sous-titré « d’après Henry Purcell » tant le travail d’augmentation effectué en fait une œuvre à part entière. Créée au Grand Théâtre de Genève la saison passée mais en format streaming en raison du covid, cette production de Didon et Enée a de quoi étonner. Ne souhaitant pas s’en tenir à l’œuvre originelle – certes courte pour une soirée, 50 minutes, Franck Chartier et Peeping Tom ont inséré un tout nouvel arc narratif, entrecoupant les scènes de l’opéra baroque, de séquences théâtrales parlées, jouées par des acteurs amplifiés, sur un fond sonore composé pour l’occasion par Atsushi Sakaï.
La proposition narrative est passionnante et particulièrement raffinée : nous sommes dans un futur apocalyptique, dans une Carthage imaginaire envahie de sable ; là, une richissime maîtresse de maison, âgée et veuve, incarnée magistralement par Eurudike de Beul, tombe amoureuse de l’un de ses serviteurs récemment arrivé en compagnie de son fils. S’identifiant alors à Didon, elle demande à ses serviteurs de jouer sans relâche l’opéra de Purcell ; c’est ainsi que les deux niveaux narratifs se rejoignent. Les séquences composées par Atsushi Sakaï créent une ambiance sonore particulièrement saisissante de glauque et de tension. Côté mise en scène, c’est une spectacle total : les chorégraphies de Peeping Tom fonctionnent comme le grain de sable qui vient déranger la mécanique huilée de cet univers dystopique ; le décor situé à mi-chemin entre la chambre à coucher et chambre parlementaire offre le parfait écrin pour cet univers oppressant ; enfin, l’explosion finale, faite à la fois de scène de mort collective et d’invasion de sable apporte de beaux tableaux de chaos généralisé qui font du cas Didon un exemplum de l’humanité.
©Frederic Iovino
Si une telle réflexion s’avère intellectuellement convaincante et visuellement très riche, on pourra toutefois comprendre qu’un tel spectacle ne puisse plaire à tout le monde, en particulier ceux venus par intérêt pour la musique de Purcell qui, très souvent entrecoupée, devient finalement un point de départ, un support ou un prétexte pour dire et montrer autre chose. Au niveau technique, c’est en tout cas un sans-faute : la direction d’Emmanuelle Haïm est d’une noblesse inégalée. Précise, riche, émouvante : toute la rigueur et la sensibilité baroques sont idéalement restituées. Également à la baguette pour ce qui relève de ses compositions, Atsushi Sakaï propose de son côté une direction sobre et sombre, en contrepoint idéal de sa co-directrice. Le Concert d’Astrée offre comme à l’accoutumée une performance excellente, tant en ce qui concerne le chœur que l’orchestre.
Le plateau vocal n’est pas forcément des plus en forme, ce soir-là. Les aigus ne sont pas tous aisément atteints, ni les phrasés toujours exécutés avec fluidité, mais peut-être est-ce le fait d’une mise en scène qui prend trop de place par rapport à la performance vocale. Comme ce sont les domestiques d’une maîtresse de maison qui incarnent les personnages, un même interprète a l’occasion de chanter plusieurs rôles. Si cela fonctionne au plan de la cohérence interne de cette œuvre, force est de constater que cela a tendance à sérieusement amoindrir la puissance de l’œuvre de Purcell, et à brider une bonne part de l’émotion. Relégués, finalement et malgré eux, à un rang secondaire, les chanteurs n’ont pas la possibilité de véritablement aller au bout de leur rôle. La Didon – mais aussi magicienne – de Marie-Claude Chappuis offre néanmoins des performances très touchantes, tant avec « Ah Belinda, I am prest with torment » qu’avec son air final (« When I am laid »). Emőke Baráth et Marie Lys sont des Belindas et Deuxième Dame, mais aussi des sorcières, qui se prêtent aisément aux défis de cette mise en scène, notamment lors d’une scène de tête décollée chantante sur un lit. Jacques Imbrailo est un Enée de bonne stature qui fait montre, pour les scènes hors Purcell, d’un talent comique certain.
© Frederic Iovino
Au total, cette production a le mérite d’apporter une réflexion très approfondie sur l’œuvre. Mais comme il est dit dans l’opéra de Purcell, « les meilleures âmes conspirent contre elles-mêmes » : il est à craindre que les intentions créatives, aussi louables soient-elles, aient tendance à écraser l’œuvre de Purcell plutôt qu’à la déplier ou la mettre en valeur.