Ouverture de saison tardive – ce n’est pas la Saint Ambroise mais presque – à l’Opéra Comique avec Didon et Enée de Henry Purcell, chef d’œuvre de concision qui, en une petite heure, parcourt sur tous les modes – tragique, comique – et sur tous les tons – récitatifs, arias, chœurs, ballets, d’inspiration française et italienne – l’un des épisodes les plus connus de l’Eneide. Il faut, soit dit en passant, quatre fois plus de temps à Berlioz pour raconter la même histoire. Autre temps, autre mœurs, celui d’une Angleterre qui sous le règne de Charles II se jette à corps perdu dans un genre, l’opéra, jusqu’alors inexploré. Venis and Adonis de John Blow en pose le fondement vers 1683. Purcell intervient tout juste après sans qu’on connaisse aujourd’hui l’origine de l’entreprise. La première trace d’une représentation de Didon et Enée apparaît en 1689 dans un pensionnat de jeunes filles à Chelsea.
C’est pourquoi Deborah Warner décide d’introduire dans la pièce des fillettes en uniforme et de les mêler joyeusement d’une part aux choristes vêtus à la mode d’aujourd’hui, d’autre part aux personnages de l’histoire, habillés eux en tenue d’époque, celle de Purcell. Théâtre dans le théâtre évidemment avec ce mélange de costumes, avec le décor aussi : un rectangle dessiné au centre du plateau à l’intérieur duquel se joue le drame, le chœur placé de part et d’autre qui assiste et commente, un rideau de perles en toile de fond derrière lequel on devine un porche monumental. D’une telle idée de départ, on pouvait craindre le pire et c’est l’inverse qui se produit. Les trois univers, a priori inconciliables se croisent la plupart du temps sans vraiment se rencontrer mais il nait de leurs mouvements une vie qui éclabousse la scène et qui, ajoutée au réalisme des attitudes, donne à l’histoire de Didon et Enée une vérité saisissante. Deborah Warner ne cherche pas à expliquer ou à justifier ses choix : le prologue par exemple, dont on ignore s’il fut mis en musique par Purcell et qu’elle choisit de remplacer par trois poèmes (la comédienne Fiona Shaw se charge de les déclamer). Sans perdre le fil du livret, sa recette, se compose d’ingrédients hétéroclites qui, jetés au gré de sa fantaisie, fonctionne comme par miracle.
Le miracle, on le trouve aussi dans la fosse au bout de la baguette d’un William Christie dont la rigueur s’accommode à merveille de la musique de Purcell. D’un orchestre qu’il a voulu assez fourni – la partition laisse libre cours à l’interprétation ; elle ne mentionne pas d’instruments spécifiques – il tire des sonorités délicieuses, exemptes des verdeurs et des raideurs qui caractérisent d’autres ensembles baroques. Souplesse, volupté, fraîcheur de timbre et de phrasé, l’éventail des sentiments et des climats se déplie dans toute sa richesse. Les sonorités du chœur des Arts Florissants sont également remarquables.
L’Enée timbré, puissant, viril de Christopher Maltman ne se contente pas d’étaler une sensualité fatale – on songe au Valmont de John Malkovich dans Les liaisons dangereuses de Stefen Frears. Il se montre aussi capable de nuances qui font regretter que le rôle ne soit pas plus développé. Malena Ernman accomplit la promesse que laissait espérer sa belle voix de mezzo, chaleureuse et profonde : son « Remember me », le tube de la partition, d’une grande justesse d’interprétation, ne pâlit pas de la comparaison avec d’autres. Judith van Wanroij, Belinda friande, la magicienne gourmande et grotesque de Hilary Summers, Céline Ricci et Lina Markeby adorables chipies autant que sorcières, Ana Quintans seconde femme vivace dans son court « Oft she visits this lone mountain » achèvent de composer un spectacle unique et passionnant, le premier de la saison parisienne, ce qu’on appelle dans la langue de Purcell un must.