« Ma maison est un lieu sévère », dit la supérieure, un lieu où toutes les filles y sont soumises à une règle stricte, cependant qu’à l’extérieur la révolution éclate. Cette intrigue vous rappelle quelque chose ? Un opéra de Poulenc, peut-être ? Pas du tout, il s’agit ici du Balcon de Peter Eötvös, et celle qui tient les propos suscités, ce n’est pas Madame de Croissy ou Madame Lidoine, c’est Madame Irma. Et alors que, chez Bernanos, la Révolution dépouille les religieuses des dernières apparences auxquelles elles tenaient (leurs « défroques », leur « petit Roi de Gloire » qui se brise), chez Genet, elle oblige à rajouter encore une couche de déguisement, de décorum, de « simulacre ». Qui aura mieux dénoncé le pouvoir de l’image à notre époque qui fait spectacle de tout ? Peter Eötvös a eu mille fois raison de tirer un opéra de cette extraordinaire pièce créée en 1960 dans une mise en scène de Peter Brook. Si la création aixoise du Balcon n’eut pas le succès espéré, c’est notamment parce qu’elle fut repoussée d’un an et que les chanteurs pour qui les rôles avaient été écrits ne purent finalement les tenir. Une « deuxième création » eut lieu en 2009 à Bordeaux, et ce fut une vraie réussite, qui vient s’inscrire aux côtés de Trois Sœurs parmi les très bons opéras d’Eötvös. Tout en éblouissant par son chatoiement de timbres, la partition lorgne sans vergogne vers la musique de cirque et de strip-tease, ce qui est somme toute assez logique, mais aussi vers les bandes-son de dessins animés ou de films de Fellini, avec un usage habile de l’électronique. Une fois de plus, on se rend compte que le compositeur aime les voix, qu’il laisse s’épanouir dans de fort beaux ariosos ou ensembles. Loin de la nostalgie tchékovienne de son premier opéra, Le Balcon n’hésite pas à faire rire, même si c’est d’un rire grinçant.
Et si l’on songe aux carmélites en assistant au spectacle, c’est aussi parce que son identité visuelle rappelle les créations d’Olivier Py. Pas étonnant, le scénographe, Mathieu Crescence, a travaillé avec Pierre-André Weitz pour l’Alceste de Garnier. L’élève se montre digne du maître, le décor bouge, s’éclaire, se renouvelle constamment, avec de superbes effets, comme ces néons qui s’envolent quand Madame Irma affirme que « la maison décolle vraiment, quitte la terre ». Damien Bigourdan, dont on avait apprécié la prestation de chanteur en Scaramuccio dans Ariane à Naxos, revient ici comme metteur en scène, et son travail constamment inventif est celui d’un véritable homme de théâtre. En entrant dans la salle, on s’amuse d’abord de voir un violoncelliste vêtu de cuir, mais l’on comprend bientôt à quel jeu l’on est convié : la plupart des instrumentistes monteront sur scène tour à tour, et se mêleront aux étranges pratiques des « visiteurs » de la « maison ». Machinistes-figurants tout de latex vêtus et perchés sur des talons hauts, cagoules pour tous les musiciens, y compris pour le chef… La sonorisation dérange un peu dans les premières scènes, car elle ne permet nullement de mieux comprendre ce que disent les chanteurs ; sur ce plan, l’équilibre paraît meilleur dans la deuxième partie du spectacle, à moins que, tout simplement, les paroxysmes orchestraux soient concentrés au début de l’œuvre. Maxime Pascal tient ses musiciens de main de maître, et plusieurs d’entre eux se voient accorder une occasion de briller en solo, appariés à un personnage en particulier.
La distribution est dominée par l’incroyable Irma de Rodrigo Ferreira. Destiné à un contralto, ce rôle très grave – et très parlé – fut créé à Aix par Hilary Summers, repris à Bordeaux par Maria Riccarda Wesseling. C’est une excellente idée de l’avoir confié à un excellent chanteur-acteur, et le fait qu’il s’agit d’un homme renforce encore le règne des faux semblants (après tout, en 2005, dans cette même salle, Michel Fau tenait le rôle de Madame Irma lorsqu’il monta la pièce de Genet). Rodrigo Ferreira porte avec une aisance infinie les costumes magnifiques et extravagants conçus par Pascale Lavandier, notamment un fourreau en lamé argent avec capuche à la Alaïa, par-dessus des cuissardes rouge vif. Sa fille préférée, Carmen, est défendue avec brio par Shigeko Hata, qui darde ses aigus sans jamais faillir. Laura Holm est une séduisante Chantal, même si elle a vraiment fort peu à chanter. Dans les trois personnages qui la poussent souvent au bord du cri, Elise Chauvin montre qu’elle est capable de bien davantage que l’Echo qu’elle était dans Ariane à Naxos. Parmi les messieurs, on remarque surtout le Juge d’Olivier Coiffet, dont les glapissements suraigus rappellent le capitaine de Wozzeck, et le Général de Vincent Vantyghem, aux graves caverneux. Jean-Claude Sarragosse impose une solide présence en Chef de la police, et Guillaume Andrieux parvient à faire exister Roger, le temps de deux scènes marquantes.
Au terme de ce spectacle enthousiasmant, le public ne ménage pas ses applaudissements, pendant que les quelques instrumentistes restés en fosse – beaucoup sont montés en scène pour saluer – se lancent dans un bœuf sans doute pas si improvisé que ça. Eh oui, un opéra contemporain, ça ne se déroule pas forcément dans une ambiance lugubre…
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A l’Athénée Louis Jouvet jusqu’au 24 Mai 2014.
A l’Opéra de Lille, le 17 Avril 2015
coproduction Opéra de Lille