Pourquoi un grand opéra d’un compositeur pas totalement inconnu reste-t-il obstinément dans l’ombre depuis près d’un siècle ? Que l’Italie ait longtemps boudé I gioielli della Madonna s’explique par le côté blasphématoire d’une intrigue où un honnête forgeron dérobe les bijoux qui ornent une statue de la Vierge afin de posséder charnellement sa sœur adoptive. Mais cette unique incursion de Wolf-Ferrari dans le vérisme connut un grand succès à Berlin au cours de la saison 1911-1912, et fut très applaudie en Amérique, défendue par des artistes du calibre de Claudia Muzio ou Maria Jeritza. La notion de vérisme est d’ailleurs peut-être contestable, car cette histoire de vol de bijoux par désespoir amoureux se rattache aussi à un certain décadentisme, Aphrodite d’Erlanger d’après Pierre Louÿs, ou Der Schatzgräber de Schreker. La Première Guerre mondiale aurait-elle rogné les ailes à un opéra que tout promettait à un bel avenir ? Non, car il conserva un peu de sa popularité dans les années 1920. En tout cas, I gioielli della Madonna reste une œuvre étonnamment peu représentée (et enregistrée), alors que des titres de la même époque et de la même école connaisse des reprises ici et là (on pense à Francesca da Rimini ou à L’amore dei tre re). Grâces soient donc rendues au Théâtre de Fribourg-en-Brisgau de l’avoir inscrite dans sa programmation lyrique 2015-2016, après Bratislava qui l’a présentée en juin dernier.
Encore fallait-il se donner les moyens de la monter comme elle le mérite. Pour réunir les effectifs vocaux pléthoriques que requiert la partition, il a fallu réunir plusieurs chœurs, d’enfants et d’adultes, qui mêlent leurs voix au cours d’un premier acte qui semble mélanger l’acte du café Momus de La Bohème et le final du premier acte de Tosca, dans sa confusion savamment orchestrée entre rythmes de danse (des tarentelles, surtout) et musique religieuse (cantiques, hymne à la Vierge…). Le chef français Fabrice Bollon dirige avec rigueur tout ce petit monde, dans une partition clairement italienne d’esprit, et qui ne dédaigne pas le collage, convoquant mandolines et autres musiques populaires, mais qui laisse entrevoir à intervalles réguliers que Wolf-Ferrari était très au fait de ce qui se composait en Allemagne à la même époque : certains éclats orchestraux rappellent notamment que les grands succès de Strauss ne datent que de quelques années auparavant.
© M. Korbel
Et bien, sûr, il faut pour de grandes voix pour incarner les personnages principaux. Le rôle de Maliella est assez écrasant et exige une interprète à toute épreuve. Lauréate de l’édition 2014 de la Competizione dell’Opera, la soprano russe Elena Stikhina est encore inconnue du grand public mais ne devrait pas le rester longtemps, à en juger d’après l’engagement total dont elle fait preuve en tant qu’actrice et par le déferlement de décibels dont elle est capable, n’hésitant pas à sacrifier parfois la beauté du son au profit de l’investissement dramatique. Même si une articulation plus incisive de l’italien ne serait pas malvenue, le spectacle repose en grande partie sur ses épaules, mais elle trouve à qui parler avec Hector Lopez-Mendoza, grand habitué des rôles verdiens et pucciniens les plus lourds, dont la carrière s’est surtout déroulée en Roumanie et en Hongrie. Doté d’une voix de stentor, le ténor mexicain est extrêmement convaincant en Gennaro, ce loser dont Maliella rejette l’amour et qui vole pour elle les bijoux de la Vierge. Le baryton turc Kartal Karagedik a la prestance et le timbre qui conviennent au mafioso Rafaele, mais manque un peu de projection pour passer par-dessus l’orchestre. Quant à la mezzo Anja Jung, si son timbre est somptueux, il lui manque également un peu de puissance, et la diction laisse à désirer.
Parmi les rôles secondaires, on saluera la performance des trois « danseuses » qu’interprètent Amelia Petrich, Susana Schnell et Silvia Regazzo, qui réussissent à chanter leur air tout en jouant les entraîneuses, s’arrosant de champagne la poitrine et le postérieur tout en mimant une chorégraphique érotique et acrobatique.
Dans le décor extrêmement dépouillé de Bernd Damovsky (quelques médailles géantes et ex-votos suspendus au-dessus d’un plateau nu au premier acte) et sous les éclairages violemment colorés de Dorothee Hoff, la mise en scène de Kirsten Harms parvient à dépouiller l’œuvre de tout réalisme anecdotique pour se concentrer sur la représentation de la piété populaire et sur le drame passionnel. L’orgie du troisième acte est fort bien mise en place, renforçant la dimension blasphématoire par la Cène de Vinci que composent Rafaele et ses douze hommes de main, autour d’une table où évolue la danseuse Grazia, ici confiée à une authentique strip-teaseuse. Ainsi monté et défendu, l’opéra de Wolf-Ferrari a toutes les chances de revivre et de mener le parcours qu’il mérite.