Glyndebourne n’a pas souvent osé Le Chevalier à la rose, et l’on pourrait même s’étonner que la petite salle construite en 1934 ait pu accueillir une œuvre qui impose quelques scènes à la figuration nombreuse et un orchestre de quatre-vingt-dix musiciens. Après une première version, très traditionnelle, en 1959 (qui vit notamment se succéder Régine Crespin et Montserrat Caballé en Maréchale), une deuxième production fut proposée en 1980, dans les décors et costumes d’Erté, dont l’esthétique très années 1930 transposait vers 1850 la Vienne du XVIIIe siècle imaginée par Strauss et Hofmannsthal en 1910. Ce choix n’avait pas été jugé très heureux, mais le festival britannique persiste dans cette voie avec le troisième Rosenkavalier de son histoire, cette fois dans le nouveau théâtre ouvert en 1994. Avec un metteur en scène comme Richard Jones, on pouvait se douter qu’on n’aurait pas droit à un spectacle conventionnel servi dans un décor en forme de bonbonnière. Ce sont les années 1910 ou plutôt 1920 qui semblent avoir été choisies comme cadre de l’action : la chambre de la Maréchale s’orne d’un papier peint mauve et jaune digne des Wiener Werkstätte, le palais de Faninal évoque le dépouillement d’un Adolf Loos, mais les motifs géométriques et les couleurs flashy de la gargote du troisième acte renvoient plutôt aux seventies. Le premier acte laisse présager un Chevalier à l’Eros – nue dans sa baignoire, la Maréchale reçoit une pluie d’or, elle ouvre ensuite son peignoir tout grand pour offrir son corps à la contemplation d’Octavian, et à la fin, elle semble trouver une consolation en caressant les cheveux de son négrillon devenu ici un jeune homme plus que pubère – mais ces pistes sont abandonnées durant les actes suivants. Par-delà quelques images frappantes, notamment grâce à l’emploi de meubles surdimensionnés, la sauce ne prend pas vraiment et la réussite des passages comiques ne fait pas oublier le ratage de certains moments clefs. Pour ses monologues, faire s’asseoir la Maréchale sur un divan pendant que le docteur Freud prend des notes n’apporte à peu près rien. L’ineffable présentation de la rose est-elle vraiment un épisode où il est judicieux de faire rire le public en montrant Octavian et Sophie se balançant l’un vers l’autre ? Le comble est atteint avec le sublime trio de la fin, qui ne dégage aucune émotion.
Tara Erraught, Lars Woldt, Kate Royal © Bill Cooper
A l’orchestre, après une ouverture très sage où les cordes sont écrasées par des cuivres tonitruants, Robin Ticciati adopte des tempos souvent un peu trop rapides, comme s’il voulait lui aussi nous empêcher de savourer les moments les plus émouvants, à moins que ce ne soit pour aider les chanteurs en limitant la durée des longues notes tenues. On pense à Teodora Gheorghiu, qui aurait dû faire ses débuts à Glyndebourne l’année précédente en Zerbinette d’Ariane à Naxos. Sa prestation en Sophie trahit trop l’effort pour se faire entendre par-dessus l’orchestre, là où l’on voudrait au contraire des aigus suspendus, aériens, immatériels. Pour sa prise de rôle, la Maréchale de Kate Royal produit une impression mitigée. Les monologues ont été manifestement travaillés dans le détail, mais l’artiste marque davantage par son physique de mannequin (et sa nudité au lever du rideau) que par son chant. La voix pâtit d’une fatigue prématurée (à peine dix années se sont écoulées depuis que la soprano britannique a fait ses premiers pas sur cette même scène, en remplaçant au pied levé la titulaire du rôle de Pamina) : lorsqu’elle confie la rose d’argent à Mohammed, le long sol piano correspondant à la première syllabe du mot « rose » est un hululement douloureux, et l’aigu chevrote de manière générale. Heureusement, son Octavian fait preuve, lui, d’une éclatante jeunesse : sans vouloir revenir sur la polémique sordide que son physique a suscité en Angleterre suite aux commentaires abjects de certains critiques, il faut avouer que la mezzo irlandaise Tara Erraught ne ressemble guère à un jeune homme, mais la voix, superbe, est exactement celle du rôle, et c’est peut-être l’essentiel. Avec l’excellent Lars Woldt, le baron Ochs est confié à une vraie basse, ce qui n’est pas toujours le cas, et à une basse encore jeune, ce qui nous change agréablement des artistes réduits à parler le rôle faute de pouvoir encore le chanter. La mise en scène lui impose malheureusement un jeu assez appuyé, même si l’on a vu pire. Autour d’eux, les personnages secondaires tirent plus ou moins bien leur épingle du jeu. L’Annina d’Helene Schneidermann a les graves requis, mais le Valzacchi de Christopher Gillett est inaudible. Loin des Lensky auxquels il nous a habitués, Andrej Dunaev est un ténor italien sonore mais qui ne fera pas fondre les cœurs. Miranda Keys est une Mariane Leitmetzerin assez admirable, qui parvient toujours à se faire entendre, ce qui n’est pas un mince exploit au début du deuxième acte, et chacune de ses interventions est très drôle, même si c’est aux dépens de l’intérêt que devrait alors susciter Sophie. Décidément, Glyndebourne a du mal avec Le Chevalier à la rose…