Avec le viennois André Heller comme concepteur de la nouvelle production du Chevalier à la rose au Staatsoper Unter den Linden de Berlin, c’est tout Vienne qui s’invite dans la capitale allemande. La mise en scène, les décors, les tableaux, les costumes, les références culturelles, l’ambiance, le wienerisch bien sûr, tout est fait pour que l’espace d’un soir, nous soyons transportés il y a 100 ans dans des appartements tantôt japonisants, tantôt clinquants, tels que la Vienne fin de siècle, celle de l’aristocratie et de la noblesse, les ont goûtés un temps.
© Ruth Walz
L’idée de départ du metteur en scène est d’imaginer une représentation du Rosenkavalier qui aurait été donnée à Vienne le 9 février 1917, grâce à une bonne amie du poète et librettiste Hugo von Hofmannsthal, la princesse et mécène Marie von Thurn und Thaxis. Avant le début du spectacle est ainsi projeté sur le rideau de fer un fac simile de l’affiche de cette pseudo-représentation qui aurait vu Lotte Lehmann en Maréchale… Cette soirée aurait été organisée au bénéfice des veuves et orphelins de la guerre encore en cours. André Heller, metteur en scène touche-à-tout, qui donne ici sa première mise en scène d’opéra de grande dimension (il avait déjà approché le genre avec Erwartung/La voix humaine à Paris avec Jessye Norman au Théâtre du Chatelet en 2002) s’adjoint pour ce faire les services de deux artistes viennois de renom : Xenia Hausner, qui, après quasiment 30 années d’interruption renoue avec la conception de décors d’opéras et Arthur Arbesser, chargé d’imaginer les costumes que la princesse von Thurn und Thaxis aurait choisis pour les personnages de l’opéra.
Le résultat est visuellement réussi, même si les décors du I et du III peuvent intriguer à première vue. Au premier acte, nous sommes en effet dans les appartements au style japonisant de la princesse Werdenberg. Style à la mode quelque temps à Vienne au début du 20e siècle. Au deuxième acte, il faut imaginer que le parvenu Faninal dépense une fortune pour décorer son palais à la dernière mode : on y voit ainsi une partie de la magnifique frise Beethoven de Klimt, une décoration Art nouveau à la Otto Wagner, et des habits plus extravagants les uns que les autres. Au troisième acte enfin Ochs convoque Mariandel dans une palmeraie privée, assez en vue en son temps et prisée par la noblesse viennoise en quête de dépaysement. Les différents mouvements de scène et changements de décors aux II et III n’ont toutefois pas toujours permis une continuité dans ce parti pris et on aura regretté qu’à certains moments (notamment à la fin du II où Sophie et Octavian finissent par s’asseoir…par terre) la scène soit quasiment vide.
La direction musicale de cette nouvelle production est confiée à Zubin Mehta. C’est une émotion de voir revenir le chef indien, longtemps absent des fosses d’orchestre pour raison de santé. La démarche est encore peu assurée lorsque, au moment des saluts, il congratule chacun des protagonistes ; à la tête d’une formidable phalange, sa version manque toutefois de suivi. L’introduction au premier acte, on ne peut plus prometteuse, toute de lenteur et de majesté, qui permettait de s’enivrer des accords subtils, aura été un feu de paille, et les tempi adoptés n’ont pas toujours affiché grande cohérence. Toutefois, les différents pupitres rendirent magnifiquement les mille et une nuances d’une partition qui a parfois plus à dire dans la fosse que sur le plateau.
Le plateau vocal est de très haute tenue avec deux prises de rôles attendues : celle de Nadine Sierra en Sophie et celle de Michèle Losier en Octavian. Les Parisiens ont vu l’an passé la Canadienne en Ascagne (Les Troyens à Bastille) et ont certainement goûté ce mezzo au timbre très souple, qui peut paraître, selon les besoins, chaud tout comme plus impersonnel. Quelques minutes auront été nécessaires pour caler le tout et dompter un vibrato qui s’annonçait envahissant. Mais Michèle Losier aura tenu et maîtrisé sur la distance une partition bien complexe. Prise de rôle aussi pour Nadine Sierra. Elle donne à Sophie des allures de midinette et une légèreté dans la voix (en plus de la douceur moelleuse du timbre) qui pourra interroger. Il reste que la technique est éblouissante (son « Wie himmlische, nicht irdische » nous élève au plus haut des cieux) et sa capacité à accrocher le pianissimo en haut de la gamme demeure confondante.
Le chanteur italien de Attala Ayan était annoncé souffrant ; cela explique-t-il sa prestation en demi-teinte, où on le sentit aux limites du décrochage ? Très bons seconds rôles : Adrian Eröd en Faninal désabusé, Karl-Michael Ebner et Katharina Kammerloher incarnant vocalement et scéniquement pleinement Valzacchi et Annina.
La Maréchale avait les traits d’une Camilla Nylund resplendissante. Ce soir-là, la soprano finlandaise était dans une forme exceptionnelle et rien ne lui a échappé ; toutes les subtilités vocales sont maîtrisées. Capable de murmurer comme de couvrir l’orchestre, elle fait preuve actuellement d’une maîtrise technique enviable.
Reste pour nous une question : toutes ces qualités font-elles de Camilla Nylund une Maréchale d’évidence ? La prestation à laquelle nous assistons ne permet pas de trancher en ce sens. Car ce rôle, on le sait, exige plus, bien plus qu’une lecture fidèle et même habitée de la partition. Une Maraéchale ne peut pas être que certitude, force et invincibilité. Le tableau vocal brossé par Camilla Nylund correspond davantage à Sieglinde qu’à la princesse Werdenberg. Il nous a manqué les blessures de la vie, les fêlures, les renoncements. Où sont les tortures, les doutes, les questionnements, les ambiguïtés (« ein halb Mal lustig, ein halb Mal traurig » « – à moitié gaie, à moitié triste » chante-t-elle dans son monologue du premier acte) ? Même son jeu au I a manqué de chaleur, de cette chaleur de celle qui veut retenir avant qu’il soit trop tard.
Günther Groissböck en parfait goujat est installé sur les scènes internationales depuis un bon moment comme un titulaire incontestable du rôle de von Lerchenau. La perruque dont il se libérera au III le fera ressembler à un Harvey Weinstein en culotte de cuir ! On aura apprécié tout d’abord son parler authentiquement viennois, consubstantiel à ce rôle (il fut toutefois le seul du plateau à maîtriser parfaitement cette diction, ce qui rendait ses conversations avec Mariandel un peu artificielles). Outre cela, il y a la tessiture, capable d’atteindre des graves caverneux et sonores, un timbre séduisant et coloré ; bref, Groissböck fut le grand gagnant de cette soirée berlinoise aux accents viennois.