Le Grand Théâtre de Genève vient d’être désigné comme « meilleure maison d’opéra » pour la saison 2019-2020 par le magazine berlinois Opernwelt et un jury de 43 critiques (et Titus Engel meilleur chef d’orchestre pour Einstein on the Beach). Aviel Cahn, nouveau directeur, venu de l’Opéra des Flandres, qui entame sa deuxième saison, n’en est pas peu fier, évidemment. Après une belle Cenerentola, et avant L’Affaire Makropoulos (Tomáš Netopil/Kornél Mundruczó, à partir du 26 octobre), le GTG proposait dimanche 4 et lundi 5 septembre deux représentations du Messie, dans une production présentée à Salzburg lors de la Mozartwoche en janvier dernier (et vue au TCE il y a quelques semaines). On imagine la difficulté de proposer une saison presque normale dans la période que nous traversons. Certes il faut compter avec les masques, la distanciation, les précautions indispensables, mais le public par sa présence (le théâtre, dans la limite de la jauge réduite, affichait complet) saluait cette belle énergie.
Première surprise : il s’agit de la version de Mozart (c’est donc bien Der Messias, et non pas Messiah). C’est le baron Van Swieten, diplomate et ami de Mozart, qui lui passa commande en 1789 d’une version mise au goût viennois du jour, et en allemand, de l’oratorio de Haendel, composé en 1741. Si on a dans l’oreille l’orchestration haendelienne et la langue anglaise, on a quelques minutes de flottement.
Deuxième surprise (qui n’en est pas une) : il s’agit d’une version scénique due à Bob Wilson. Et là, on a l’impression qu’on a tout dit…
Une grande boîte à images, des parois blanches cernées de tubes néon. Un éclairage plein-feu très clair, comme sur une toile vierge. Dans cet espace imaginaire, vont apparaître une petite fille caressant un oiseau (mort ?), un vieillard à la longue barbe, une sorte d’épouvantail bondissant jaune, moitié Chewbacca de Star Wars, moitié masque de Nouvelle-Guinée, une procession de choristes en noir d’allure japonaise portant chacun un bâton sec (pour la première partie, quand le peuple attend son Sauveur) ou une fleur (quand Il sera apparu), et des solistes : le ténor en costume trois-pièces semble sortir d’une comédie musicale des années 20, la basse, d’allure un peu japonaise aussi, l’épaule dénudée, porte une coiffure de shogun, la soprano a l’air d’une vestale et l’alto en grande robe noire et chignon sévère semble issue du Regard du sourd, qui nous a révélé Bob Wilson en 1970, et dont Aragon disait « Je n’ai jamais rien vu de plus beau en ce monde depuis que j’y suis né ». Et que c’était « à la fois la vie éveillée et la vie aux yeux clos ».
Depuis, ce monde imaginaire nous est devenu familier, mais on le regarde toujours aussi fasciné. Tout cela est extrêmement élégant, graphique, équilibré comme un ikebana, pur, spiritualisé à sa manière. Il est évident qu’on n’est pas dans l’imagerie chrétienne traditionnelle, il ne s’agit pas d’illustrer le Messie, mais de suggérer un espace spirituel, méditatif, voire mystique. Peu de mouvements vifs, hormis les tourbillons d’un danseur torse nu, ou les bonds de l’épouvantail jaune. Des processions, silhouettes noires sur fond blanc, de lentes entrées, une manière de cérémonial rêvé.
Dans le ciel, passent tour à tour une énorme sphère blanchâtre, sorte d’astre désolé, puis des troncs d’arbre noircis (allusion au bois de la croix ou au monde mort d’avant la Révélation ?) et pendant le chœur final un arbre sans feuille, qu’on verra lentement se retourner, de sorte que ses racines seront du côté du ciel. Beaucoup de fumées, évidemment. Et des projections (évidemment aussi) notamment d’un iceberg qu’on verra se fracasser pendant l’Alleluia (allusion au réchauffement climatique ?), tandis qu’apparaitra un cosmonaute (mais oui !) sur les paroles « Il règnera sur les siècles des siècles ».
D’autres images resteront mystérieuses, toujours dans le goût surréaliste, un mannequin sans tête assis jambes croisées, un homard rouge, les ossements d’une baleine échouée (il nous a semblé), un verre d’eau que la soprano se versera sur la tête (allusion au baptême ?).
©Lucie Jansch
Trêve d’ironie, c’est très beau, chic, parfaitement réalisé, et le public applaudira à tout rompre.
Côté musique, on sera un peu plus réticent. On n’a là ni la grandeur des interprétations traditionnelles « à l’anglaise », ni l’articulation, la netteté des versions « historiquement informées ». Certes, les Musiciens du Louvre mettent en valeur l’orchestration mozartienne, qui fait intervenir flûte, hautbois, clarinettes, cors (et bien sûr la trompette dans « Sie schallt, die Posaun », traduction de « The trumpet shall sound »). Pas d’orgue ici, et un climat plus intime, et plus profane, que dans la version originale.
On avouera n’avoir pas été très convaincu par le Philharmonia Chor de Vienne, dont les voix féminines nous semblèrent un peu vertes et l’intonation parfois incertaine. Le chœur montra certes de la vigueur dans les tutti, mais les parties fuguées par exemple n’avaient peut-être pas la précision qu’on attendait. Mais il est vrai que la baguette de Marc Minkowski est plus effusive, sensible, que pointilleuse. Ajoutons que c’est une drôle d’idée d’avoir cantonné le chœur dans les coulisses jardin et cour pour le lumineux et jubilant « Uns ist zum Heil ein Kind geboren » (« For unto us a Child is born »). Difficile d’obtenir un son d’ensemble dans cette configuration.
Parmi les voix solistes, c’est celle de l’alto, Helena Rasker, qui combla le mieux nos attentes. Son « Er ward verschmähet », c’est-à-dire le sublime « He was despised », fut notre première vraie émotion, par la noblesse de la ligne, le velouté du timbre, la grandeur enfin. Ajoutons que sa gestuelle est naturellement wilsonienne, avec de beaux mouvements de bras, de lents déplacements « habités ».
La soprano Elena Tsallagova, voix mozartienne plus qu’haendelienne, nous a moins convaincu. Quelques sonorités acides, un certain manque de rayonnement, mais une jolie émotion dans « Ich Weiss, dass mein Erlöser lebet » qu’elle chante sur une gondole traversant lentement la scène sur un flot de fumées (image wilsonienne récurrente).
De même, la basse José Coca Loza, nous a semblé parfois à la peine, notamment dans le registre le plus grave, mais d’une belle aisance dans la maîtrise des ornements.
Quant à Stanislas de Barbeyrac, un peu incertain dans son air d’entrée, il montra ensuite une belle vaillance, bien que peu servi par le parti pris de faire de lui une sorte de jeune premier d’opérette américaine, avec petits pas de danse et clins d’oeil appuyés. Autre idée saugrenue du metteur en scène : faire du duetto « O Tod, wo ist dein Pfeil » (« Ô mort, où est ta victoire ? ») un duo burlesque, style Cabaret…
Emouvant salut, sous les acclamations, avec l’apparition de Bob Wilson, silhouette élégante et fragile, un demi-siècle après son premier triomphe.