« On ne sort pas indemne d’une représentation de Der Kaiser von Atlantis » écrivait Christophe Rizoud au sortir d’une production récente à Paris, au Théâtre de l’Athénée. L’observation vaut toujours. Ecrit en 1943 et 1944 pour ses compagnons d’infortune par Viktor Ullmann sur un livret de Petr Kien, tous deux déportés au camp « modèle » de Theresienstadt (maintenant Terezin), l’ouvrage fut répété, puis interdit par la censure. Musicien et poète disparurent à Auschwitz où ils avaient été transférés. Le Haut-parleur, comme au Théâtre de la Foire, présente la fable, puis chacun des quatre tableaux. Arlequin, proche parent du Pierrot lunaire, déplore son misérable sort qu’il voudrait voir interrompu par la Mort. Celle-ci refuse : « le rire qui se moque de lui-même est immortel », d’autant qu’elle est lasse. Le Tambour annonce « la guerre de tous contre tous », décrétée par l’Empereur, ce qui va accroître le travail de la Mort. Elle brise son sabre et n’accomplira plus sa mission. Au deuxième tableau, le tyran apprend la nouvelle : les ravages de ses bombardements monstrueux sont sans effet. Ceux qu’il fait exécuter ne meurent plus. Pire ! la nouvelle de l’immortalité des hommes a transformé leur volonté de combattre en amour, plutôt que de se tuer l’un l’autre. Ainsi le Soldat s’éprend de la Jeune fille ennemie qu’il affronte les armes à la main. Le quatrième tableau peint le désordre né de cette singulière aventure. Les moribonds ne peuvent plus être libérés de leurs souffrances. Le délire est général, et l’Empereur lui-même est atteint. Les souvenirs d’enfance ressurgissent. La folie gagne. La Mort propose de reprendre son service si l’Empereur accepte d’en être la première victime. Marché conclu. Le finale sera chanté sur le « choral de Luther » dont le texte est évidemment modifié en un appel à « honorer en nos frères les joies et les malheurs de la vie ».
Benoît Lambert, dont les réussites dramatiques sont connues, aborde pour la première fois l’opéra, qu’il sert ici avec humilité et intelligence. Si nous sommes dans les ruines de béton d’un bunker, l’ouvrage prend une dimension universelle car il sait dépasser le contexte des conditions de son écriture, ce qui renforce les abondantes références et citations dont il est truffé. Les éclairages, les costumes, les maquillages nous transportent littéralement dans cet univers onirique, magnifié par une partition extraordinaire, concise, dense. Ullmann puise dans l’atonalité et les apports de l’école de Vienne lorsque le message est incisif, grinçant ou incertain. Mais sa palette sait se faire expressionniste ou lyrique en maints passages. La richesse harmonique, la trame contrapunctique n’écrasent jamais : le petit ensemble de 15 musiciens tchèques familiers de cette musique, remarquablement dirigés par Mihály Zeke nous ravit par ses couleurs et ses rythmes. Les timbres inaccoutumés à l’opéra du banjo, de l’harmonium, du saxophone alto créent cette ambiance proche de l’esprit du cabaret.
Der Kaiser von Atlantis © Opéra de Dijon – Gilles Abegg
L’écriture vocale requiert des moyens surprenants. Les ambiti sont larges, les émissions variées, du parlé au sprechgesang à la mélodie lyrique. La distribution n’accuse aucune faiblesse : les solistes de l’Académie de l’Opéra de Dijon, animés de l’esprit de troupe, s’y révèlent excellents. Le Haut-parleur, à la fois présentateur, commentateur du spectacle et secrétaire de l’Empereur, a le rôle le plus lourd. Jonathan Sells, remarquable basse-baryton, parvient à lui donner une réelle vie dramatique malgré sa fonction subalterne. La Mort est évidemment une basse. Conrad Schmitz, l’incarne avec justesse. A l’aise dans tous les registres, on attendait cependant des graves plus sépulcraux, même si le rôle ne pouvait être tenu par une basse profonde. L’Empereur, le dictateur fou de Christian Backhaus, s’humanise dans son délire et sait nous émouvoir. Le Soldat – on pense à L’histoire du soldat – est profondément humain. Le beau ténor de Benjamin Alunni, aux phrasés impeccables et au charme constant, nous ravit. Il en va de même d’ Antoine Chenuet qui campe un Arlequin superlatif : timbre séduisant, voix claire, jeu scénique parfait. Le Tambour de Simone Schmitz, mezzo efficace, et la Jeune fille d’Yvonne Prentki, particulièrement à l’aise dans ses aigus, complètent harmonieusement la distribution.
Même si aucun auditeur ne peut ignorer les conditions dramatiques dans lesquelles l’opéra fut écrit, son humour, sa dérision et cette mise en scène efficace et drôle nous dispensent de l’accablement, de la morbidité. On en sort serein, grave et léger, comme nous y invite son finale.