Enfin une représentation du Vaisseau fantôme où la beauté puissante des images de la nature et du surnaturel est en parfaite cohérence avec une musique somptueuse et envoûtante, avec un chant superbe et émouvant. Enfin un Vaisseau fantôme qui réussit à être le récit captivant, sonore et visuel, d’une aventure extraordinaire, tout en donnant à réfléchir sur des malédictions contemporaines et bien réelles.
D’emblée, on est sous le double choc de l’interprétation musicale due à un Orchestre de l’Opéra de Lyon au meilleur de sa forme, sous la baguette de Kazushi Ono, et des décors d’Alfons Flores, avec la présence à jardin d’un cargo gigantesque – ou plutôt de sa carcasse rouillée, que viennent battre les flots déchaînés courant sur toute la scène (magnifiques projections dues à la vidéo de Franc Aleu). Le dispositif scénique n’abuse pas de ces effets, laissant la place voulue à l’imaginaire de l’auditeur pendant l’exécution de l’ouverture (ici donnée dans la version de 1841, sans le thème de la rédemption) dont la force dramatique se suffit à elle-même.
Le metteur en scène Alex Ollé (du collectif catalan La Fura dels Baus) a eu l’idée de faire de ce cargo à la fois le vaisseau de Daland, dont descend une échelle vertigineuse, permettant aux marins de quitter la partie supérieure, et le vaisseau fantôme, dont les spectres s’échappent de la partie inférieure, le personnage du Hollandais et son équipage sortant de la cale. Lieu unique du présent et du passé, de la vie et de la mort, le navire est peu à peu dépecé : l’océan laisse la place au port et à la plage de Chittagong, cette ville du Bangladesh déjà connue des premiers navigateurs arabes, qui fut l’Islamabad du Bengale, le Porto Grande des voyageurs portugais, et qui aujourd’hui, depuis un cyclone qui jeta sur ses rives un tanker, est un chantier de démolition navale, où le travail s’effectue au mépris de toutes les règles sanitaires et de sécurité.
Dans une note jointe au programme, Alex Ollé s’explique sur les raisons qui ont guidé sa volonté de conserver une narration qui rende justice à la volonté initiale de Wagner dans son propre contexte idéel et conceptuel, et en même temps son désir de représenter des lieux aujourd’hui plausibles pour situer l’action, « un endroit où la vie a si peu de valeur que la mort, en comparaison, n’est pas nécessairement un mauvais choix », « un des endroits les plus pollués du monde ».
Les hommes aux pieds nus, mal vêtus, ployant sous le poids des panneaux de fer et des tuyaux, travaillent sur un sol sablonneux qui se dérobe, tandis que la présence d’un homme armé rappelle les actes de piratage qui ont marqué une actualité récente. Le praticable gonflable bosselé qui occupe l’essentiel de la scène, dont les projections permettent de faire des rochers, des vagues ou des amoncellements de cadavres, est plus que la métaphore d’un rivage dangereux, d’un monde instable : les chanteurs y glissent, tombent parfois, de manière prévue ou non, comme placés dans un danger permanent.
L’apparition de Simon Neal en Hollandais, depuis les profondeurs du cargo, est en parfaite adéquation avec l’interprétation d’ensemble qui a manifestement soudé l’équipe – chef, metteur en scène, chanteurs et musiciens – autour d’une idée forte. Capable d’émettre comme dans un souffle les notes les plus graves avec une intense poésie, Simon Neal déploie un volume sonore impressionnant et une projection éblouissante dans le registre aigu, affirmant par ailleurs une présence physique imposante et majestueuse. De manière habilement contrastée, le Daland de Falk Struckmann, bonhomme et matois, empressé, s’emploie à persuader tour à tour le Hollandais et Senta avec beaucoup d’aisance et de conviction vocales, véritable basse chantante comme le requiert le rôle. Magdalena Anna Hofmann est une Senta de tout premier ordre, jouant sur le double registre de l’apparente fragilité et de la puissance vocale révélant la force qui l’habite et lui permet, à la fin, de dominer les éléments. Dans la Ballade, la chanteuse déploie tout un art de nuances, du mumure au cri, de l’évocation nostalgique à la prière fervente. On est sous l’emprise de la tension palpable du personnage, de sa voix qui frôle les limites, dans une interprétation radicale (voir l’interview que nous a accordée la cantatrice). Le personnage d’Éric bénéficie de la voix claire et sonore du jeune ténor Tomislav Muzek, déjà remarqué dans ce rôle au festival de Bayreuth : son chant poignant contraste avec sa brutalité maladroite de chasseur mal aimé qui précipite par deux fois Senta à terre. Les rôles de Mary et du Pilote de Daland sont eux aussi soignés, la mezzo-soprano Ève-Maud Hubeaux prêtant à la première son timbre corsé et l’intensité d’une voix très charnelle, tandis que le ténor Luc Robert émet un chant d’une grande tendresse et d’une parfaite homogénéité. C’est un bel équilibre de l’ensemble des solistes, que vient soutenir et confirmer l’excellence des Chœurs de l’Opéra de Lyon – vitalité et vigueur des hommes d’équipage, dont l’engagement scénique accompagne constamment la précision vocale, élégance et charme du chœur féminin, particulièrement à l’aise dans ses déplacements rapides sur le sol irrégulier du praticable tout comme dans les chorégraphies manuelles s’inspirant de la tradition bengalie.
À la forte présence physique des marins et des femmes s’oppose la projection vidéo des spectres, avec leurs formes fantomatiques épousant celles des vagues qui sont flot de vie et flot de mort. Des images subsistent, fortes, tel ce moment où le Hollandais, Senta et Eric se trouvent sur trois îlots au milieu des eaux agitées, chacun chantant sans être entendu des autres, image poignante de la solitude et de l’incommunicabilité en dépit de la richesse des moyens d’expression. Les lumières très maîtrisées d’Urs Schönebaum donnent aux marins de l’équipage fantôme une soudaine présence, fantastique et hyperréaliste à la fois, lorsqu’apparaissent leurs corps irradiés, image de la contamination des travailleurs du cimetière de bateaux, dépourvus de protection face à l’amiante et autres émanations toxiques.
À la fin de l’opéra, l’orchestre joue le thème de la rédemption : une notice du chef Kazushi Ono, qui a choisi la version de 1841 et donne donc l’ouverture sans ce thème, explique ses choix musicaux. Senta reste seule en scène, après la disparition de la carcasse du cargo, de son équipage fantôme et du Hollandais, englouti par les flots, tandis que le rideau de scène redescend doucement sous la forme d’une surface maritime apaisée. Comme si elle rétablissait l’ordre de la nature, purifiait l’océan de ses carcasses de navire et réconciliait l’être humain avec les éléments. Dans le contexte engagé des choix de mise en scène, c’est une nouvelle acception du motif de la rédemption, et une relecture féconde en ce qu’elle ne dégrade pas l’œuvre mais en élargit au contraire les possibilités de signification pour le spectateur d’aujourd’hui.