L’avantage d’une œuvre au livret complexe, c’est que les metteurs en scène ne devraient pas avoir besoin de se faire des nœuds au cerveau pour trouver matière à un déploiement de leur savoir-faire. Pour le retour de Der ferne Klang dans la ville, mais pas dans la salle qui l’a vu naître (l’Alte Oper de Francfort, largement détruit par les bombardements, et rouvert en 1981 seulement, ne sert plus que de salle de concert), Damiano Michieletto a quand même réussi à ajouter sa marque à l’intrigue imaginée par Scherker lui-même. Selon les didascalies, les actes I et II sont séparés par dix ans, le II et le III par « plusieurs années ». Il n’en fallait pas plus pour transporter cette histoire dans le lieu désormais préféré des metteurs en scène d’opéra : un hospice. Heureusement, le procédé est cette fois employé de manière bien moins lourde, bien moins insistante que cela a pu être le cas ailleurs, entre les mains d’autres personnalités. Le Sigismondo monté par Damiano Michieletto en 2010, à Pesaro, se situait déjà dans un hôpital (plutôt psychiatrique, il est vrai). Son Falstaff de 2013, à Salzbourg, nous emmenait à la Casa Verdi, maison de retraite pour artistes lyriques, mais la mayonnaise ne prenait pas vraiment. Avec Der ferne Klang, le fait que le héros Fritz apparaisse finalement vieilli et malade justifie que toute l’action soit revécue en souvenir par les deux protagonistes, non seulement Fritz mais aussi Grete. Deux acteurs miment ces deux personnages âgés, que le premier acte donne à voir en leur « printemps », comme le précise un message projeté sur le rideau. Après l’été (acte II), l’acte III réunit automne et hiver, cette ultime saison étant celle où les deux amants sont enfin réunis mais comme deux vieillards, Grete-Isolde arrivant trop tard pour sauver son Fritz-Tristan.
Réunion d’emblée annoncée comme impossible, car la scène est divisée en trois zones, l’une derrière l’autre, séparées par de grands rideaux translucides, qui servent notamment à matérialiser l’abîme qui éloigne les deux jeunes gens malgré leur amour : obsédé par sa quête du « son lointain », Fritz n’appartiendra jamais au même monde. Ces rideaux permettent aussi de montrer plusieurs actions simultanément, procédé dont l’efficacité s’impose au dernier acte, où l’opéra composé par Fritz est donné en fond de scène, et où l’on croit revoir en raccourci tout l’acte I. Transposée dans les années 1950 à 1970, l’action s’enrichit d’un feuilletage de couches temporelles, même à l’acte II, pourtant déjà assez riches en rebondissements.
© Barbara Aumueller
A entendre la représentation donnée à Francfort, on s’étonne que l’œuvre de Schreker ait mis tant de temps à revenir dans les théâtres, et que la France n’ait encore connu qu’une seule production de Der ferne Klang, à l’Opéra du Rhin en 2012. Mais on l’a dit, c’est à Francfort que le compositeur vit créer plusieurs de ses opéras, y compris Die Gezeichneten en 1918, et Sebastian Weigle, directeur musical depuis 2008, a une tendresse particulière pour ce répertoire. Le chef dirige admirablement cette partition, dont il fait ressortir l’originalité du chatoiement irisé employé pour évoquer le fameux « son lointain », mais sans chercher à effacer les moments beaucoup moins hardis ou moins personnels. Grâce aux dimensions généreuses de la scène et de la fosse, la musique résonne comme il se doit, grâce aussi à la brillante prestation du chœur maison, sur lequel repose en grande partie le deuxième acte.
Côté solistes, la distribution n’est pas avare de bonnes surprises. On se souvenait de Jennifer Holloway mezzo, il y a une dizaine d’années, et l’emploi dans lequel on l’avait récemment retrouvée – Hermosa dans Le Tribut de Zamora à Munich – ne démentait pas cette identité. Mais les ressources de cette artiste l’autorisent à aborder des rôles de soprano dramatique : elle est désormais Salomé, Chrysothémis ou Sieglinde. Elle confrère à Grete une autorité vocale presque inattendue au premier acte, mais la netteté de l’articulation et le jeu de l’actrice rend tout à fait acceptable le léger décalage avec le personnage d’ingénue qu’elle doit d’abord tenir. L’Américain Ian Koziara a jusqu’ici incarné quelques silhouettes au Met, mais c’est la première fois qu’il se produit dans un grand rôle. Dans son cas, on peut aussi s’interroger sur la vraie nature de sa voix : après notamment chanté en 2015 Yamadori, personnage habituellement confié à des barytons, voici qu’il se lance dans des rôles de ténor héroïque : au Wolf Trap Opera, en Virginie, où il a ses habitues, il sera cet été Bacchus d’Ariane à Naxos, mais après avoir été sur la même scène… Torquemada de L’Heure espagnole, rôle de trial ! De fait, son Fritz révèle de beaux moyens, mais la voix a tendance à perdre beaucoup de sa largeur dans l’aigu. On attend donc de voir quelle évolution connaîtra son organe. Autre parcours intéressant, mais dans un rôle très court : grand soprano wagnérien et straussien dans les années 1990, Nadine Secunde poursuit sa carrière avec des personnages de caractère, la Vieille Femme étant censément destinée à une mezzo. Parmi la pléiade de figures secondaires qui entourent le couple central, on distinguera le Chevalier de Theo Lebow et le Comte de Gordon Bintner, le Comédien de Iurii Samoilov et le Vigelius de Dietrich Volle.