Représenté en 1812, Demetrio et Polibio est en fait le premier opéra composé par Gioachino Rossini alors qu’il avait à peine treize ans, donc en 1805. C’est ce qu’affirme Giuseppe Radiciotti, son plus célèbre biographe italien, qui traduit un témoignage de Ferdinand Hiller rapportant les souvenirs du compositeur septuagénaire. Or cette datation est incompatible avec des données certaines et postérieures relatives à la famille du ténor Mombelli, commanditaire de l’opéra. Il semble donc bien plus probable que ce soit l’œuvre d’un adolescent allant sur ses dix-sept ans. Christophe Rizoud l’indiquait déjà dans le compte-rendu détaillé qu’il rédigea en 2010 lorsque cette production fut créée, auquel nous renvoyons pour le résumé de l’intrigue car nous ne serions pas plus clair.
Du spectacle, il disait aussi l’essentiel. Pour y avoir aussi assisté alors, nous partagions ses réserves. Est-ce de savoir à quoi nous attendre qui nous rendrait plus indulgent ? Il semble en fait que la mise en scène ait été purgée de certains effets « magiques », même s’il en reste bon nombre et que, aujourd’hui comme hier, nous voyons mal en quoi ces chandelles volantes et ces combustions spontanées dans la paume des mains des personnages disent le sens de l’œuvre. Davide Livermore voulait-il évoquer ainsi l’Orient, terre de mystères, par des prodiges apparents – des trucages de théâtre – qui rappellent Les Mille et une nuits ? Pensait-il que l’histoire racontée, celle d’un homme qui se voit repoussé par le fils dont il avait dû jadis se séparer pour le soustraire à des dangers mortels, et les affres affectives qui en découlent, nous étaient trop étrangères pour qu’elles suffisent à nous intéresser ?
C’est précisément le rôle de la musique que d’y parvenir, en nous faisant vibrer ! Oui, dira-t-on, mais elle n’est pas toute de la main de Rossini. Cela, les musicologues l’ont établi mais l’argument est spécieux. Sans doute l’auditeur fervent trouvera-t-il des joliesses d’écriture qui sentent leur Cimarosa ou peut-être leur Haydn, dont Rossini a étudié les symphonies, mais il sera ému de découvrir, dans ce « péché de jeunesse » selon Christophe Rizoud, un futur grand artiste en train de faire ses gammes. D’ores et déjà on peut entendre des accords, des accents, des résolutions, des courbes mélodiques qui témoignent de la personnalité en devenir du jeune homme, qui se montre tout à fait apte à créer l’émotion par le matériau musical qu’il fournit aux interprètes.
L’amant, la fille, le père (Cecilia Molinari est Demetrio-Siveno, Jessica Pratt Lisinga, la fille de Polibio, Riccardo Fassi) © dr
Ces derniers composent cette année une distribution nouvelle à la hauteur des enjeux. Jessica Pratt se taille la part de la lionne, le rôle de Lisinga lui réservant les pyrotechnies les plus spectaculaires. On se doit pourtant de relever au premier acte des stridences dans les aigus extrêmes et des ornements frôlant la surcharge, jusqu’à l’air du sommeil « Mi scende nell’alma » où le velouté retrouve tous ses droits. Le deuxième acte sera complètement exempt de ces scories et l’air de bravoure « Superbo, ah ! tu vedrai » nous la rend aussi superbe que dans nos souvenirs, tant dans la virtuosité d’exécution et la modulation des intensités que dans un brillant dépourvu d’agressivité. Très bonne surprise que le Siveno de Cecilia Molinari ; la chanteuse semble avoir dépassé une période de doute et elle libère désormais un chant riche de nuances, exécuté sans faute et sans trembler, avec un timbre homogène, une belle extension et la virtuosité nécessaire. Heureuse confirmation aussi pour Juan Francisco Gatell, dont la voix de ténor semble avoir acquis une assise dans le grave qui pourrait lui donner accès aux rôles dits de « baryténor » sans rien perdre de sa souplesse et de son extension dans l’aigu. Une découverte, la basse Riccardo Fassi, en carrière depuis quelques années, qui débute à Pesaro. La voix est sonore sur toute l’étendue, la souplesse requise ne fait pas défaut et l’expressivité est pleine et entière.
Le chœur masculin du Teatro della Fortuna M. Agostini s’insère parfaitement dans le dispositif scénique, en particulier grâce aux lumières de Nicolas Bovey qui favorisent ses déplacements et les transformations, par un simple changement vestimentaire, de la garde syrienne en armée parthe. Cette fluidité visuelle, assortie aux déplacements réglés comme une chorégraphie des accessoires de scène, s’accorde à une fluidité vocale des plus agréables et très réussie. Dans la fosse l’orchestre philharmonique Gioachino Rossini, où se distingue le continuo composé de Daniela Pellegrino au piano forte et de Sebastiano Severi au violoncelle. Paolo Arrivabeni met sa maîtrise de la direction d’opéra au service de l’œuvre, sans chercher à en masquer les aspects exploratoires comme dans l’ouverture ou dans les ensembles, qu’il gère au mieux. On lui est reconnaissant de cette probité, qui respecte la composition telle qu’elle est, un galop d’essai.