Le tricentenaire de la naissance de Pergolesi offre une occasion unique d’entendre la totalité des œuvres composées en quelques années par ce génie que la tuberculose emporta à seulement 26 ans. Première œuvre au programme de ce Festival de printemps, Il Flaminio, une comédie sentimentale où les péripéties des amours de divers personnages d’origine bourgeoise se déroulent sous le regard souvent narquois des domestiques. L’œuvre baigne dans la réalité culturelle et sociale de la Naples d’alors que Francesco Degrada, l’auteur de l’édition critique, éclaire précieusement par de nombreuses notes en bas du livret dans le programme de salle. On peut ainsi savourer l’élégante satire de victimes des stéréotypes de l’opéra seria (dans l’expression des affects), ainsi que le comique de caractères et de situations commentés à la napolitaine.
On sait que le temps ne durait pas pour les contemporains de Pergolesi autant que pour nous, d’où semble-t-il l’impérieuse nécessité de pratiquer des coupures dans la partition. A la décharge des responsables, il n’était surement pas possible de s’en rendre compte sans avoir lu le livret. Sera-t-il permis de regretter qu’à Jesi, justement, on n’ait pas décidé une représentation intégrale ? Tout le reste était si beau qu’on a peine à croire que seul un souci de qualité a prévalu. Sans doute avons-nous eu droit à plus de trois heures de musique. Mais l’argument de la longueur excessive d’une intégrale ne tient pas, si l’on se réfère à d’autres œuvres et à d’autres lieux qu’il n’est pas utile de nommer. Il est vrai que le début des représentations n’y est pas immuablement fixé à vingt et une heures !
Voici donc l’intrigue. Giustina a repoussé jadis Flaminio et a épousé Flavio ; devenue veuve, demandée en mariage par l’exubérant Polidoro elle a accepté sous réserve qu’il démontre sa capacité à se comporter en adulte responsable, condition très voisine d’une échappatoire. Or Polidoro a engagé un secrétaire qui n’est autre, sous le nom d’emprunt de Giulio, que Flaminio, toujours épris de Giustina dont il a appris le veuvage. Par ailleurs Polidoro a une sœur. Agata, qui doit épouser Ferdinando, pour l’heure en voyage. Et voilà que Giustina et Agata s’éprennent de Giulio, la première parce qu’elle croit reconnaitre l’amant qu’elle avait dédaigné, la seconde parce que femme, c’est-à-dire inconstante. La fin consacrera les choix raisonnables : Giustina épousera Flaminio, Agata son promis et Polidoro resté seul sera libre de continuer ses folies. Seules les amours du valet de Polidoro et de la servante de Giustina sont sans nuage. Ils savent s’aimer sans détour, à la différence des maitres. La musique dit tout cela, avec une verve sans cesse renouvelée et toujours charmeuse.
Ele est servie par l’Accademia Bizantina ; on retrouve cet ensemble, dont la réputation n’est plus à faire, comme on retrouverait le confort et les performances extraordinaires d’une voiture de luxe. Dans cette musique dont ils sont familiers les musiciens sont comme des poissons dans l’eau, et l’écart isolé d’un cuivre est impuissant à compromettre cette impression de mécanisme de haute précision synonyme de perfection sonore, dans le rapport entre la netteté des accents, la souplesse des liaisons, l’équilibre des pupitres, la couleur des instruments, et leur mariage dans les ensembles. C’est un délice continu, que cette impression de naturel, comme si jouer cette musique de cette façon allait de soi. Evidemment il n’en est rien et cette qualité exceptionnelle est le fruit d’années de travail et d’application. Ottavio Dantone dirige la formation avec sa rigueur scrupuleuse et une énergie qui se retrouvent entièrement dans l’exécution.
Mais Il Flaminio est aussi du théâtre, et de ce point de vue aussi la réussite est totale Dans l’espace octogonal de cette ancienne église transformée en théâtre (sic transit…) Michal Znaniecki a disposé une scène qui court sur trois cotés. En fond, face au public, une sorte de conque abrite les musiciens, orientés à cour et séparés de l’espace théâtral par une espèce de treille qui peut aussi bien avancer vers le public qu’être relevée. Sur les deux pans obliques latéraux, avec les anciennes tribunes réaménagées, huit espaces supplémentaires pour le jeu disposés symétriquement favorisent effets de miroir ou d’opposition. Cette diversité permet une variété d’apparitions, pour les personnages, qui va de pair avec les variations des affects et comme le metteur en scène ne se prive pas d’user encore de l’allée centrale, ces déplacements donnent vie aux situations. La direction d’acteurs est subtile, à l’exception peut-être d’un trio Polidoro, Checca, Vastiano traité en numéro de revue. Les trouvailles sont plaisantes (Ferdinando est superstitieux, en Napolitain qui se respecte, et porte sur lui une inénarrable collection d’amulettes contre la jettatura) et éclairantes (la chambre d’Agata estremplie de poupées que dans son dépit elle jette). Mais il faut peut-être porter cette idée au crédit de Benito Leonori, comme le grand portrait voilé de crêpe qui définit dans son excès la situation fausse de Giustina. Sans doute pourrait-on s’interroger sur le synchronisme entre les costumes de Klaudia Konieczny et le langage musical ; mais grâce à Vastiano, le valet napolitain, on se rend compte que les hyperboles de l’expressivité populaire ne sont jamais loin de l’emphase opératique. Si bien que la transposition au début du XX siècle finit par aller de soi.
Les chanteurs, sans exception, unissent talent vocal et théâtral. La Checca de Laura Cherici est diaprèe de tendresse, de malice et de joie d’aimer ; son chant de l’alouette et la séance d’exorcisme sont de purs délices. Son alter ego, sorte de Scapin bon enfant, trouve en Vito Priante une très belle voix de basse, aux graves profonds, au souffle parfaitement conduit et une bête de scène qui brule les planches. La capricieuse Agata est interprétée par Sonia Yontcheva ; la voix est longue, souple, homogène, les aigus fermes et brillants et le jeu scénique d’un naturel et d’une intensité sidérants. Son promis, le pauvre Ferdinand qui en voit de dures, échoit à Serena Malfi, dont le timbre doré et la sensibilité font espérer beaucoup car elle n’a pas vingt cinq ans. C’est du reste un des plaisirs de cette représentation que ce jeu des couleurs des trois voix de mezzo. Celle de Marina de Liso, légèrement plus sombre, donne à Giustina le juste poids de son statut de veuve réservée, mais quand dans les affres amoureuses, les héroïnes tragiques ne sont pas loin, elle dose exactement l’expressivité pour que le comique parodique ne déborde pas. Dans le rôle de l’extravagant Polidoro le ténor Juan Francisco Gatell s’impose dès son entrée par sa présence ; non seulement son allant lui permet les manifestations physiques du comportement intempestif du personnage, mais la voix est bien projetée, séduisante et le chant parfaitement maitrisé. Flaminio, enfin, le constant, le fidèle, l’intrépide, partagé entre la prudence nécessaire et l’ardeur jalouse, donne à Laura Polverelli l’occasion de démontrer qu’elle est au zénith de sa virtuosité. A l’exception de quelques graves peu sonores, elle soutient brillamment les défis d’une écriture qui réclame étendue, agilité, mordant et souplesse, pour ne rien dire de son expressivité, juste, émouvante, convaincante.
Si les personnages, mis à part les valets, peinent à trouver leur bonheur, celui des spectateurs, malgrè l’heure tardive, ne faisait aucun doute ! Que les absents se consolent : un dvd conservera l’empreinte de cette production mémorable, à la hauteur de la célébration.