En programmant l’opéra de Saint-Saëns Déjanire, l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo s’associe aux commémorations dédiées dans la principauté de Monaco au Prince Albert Ier pour le centenaire de sa mort. Souverain régnant à partir de 1889, cet homme curieux de tout, dont le Musée Océanographique mondialement célèbre ne représente qu’une partie de son importante contribution à la vie scientifique de son époque, chercha à valoriser les atouts de son apanage. Parmi eux l’opéra inauguré en 1879, dont il nomma Raoul Gunsbourg directeur en 1892. Ce dernier, qui restera en poste jusqu’en 1951, fera de la salle Garnier un phare de l’art lyrique d’un éclat à rivaliser avec les plus grandes institutions. Ainsi, toujours avec l’aval du prince, il attire d’abord Massenet, dont pas moins de six œuvres – deux à titre posthume – y seront créées à partir de 1902, et puis Saint-Saëns, à partir de 1904, avec le poème lyrique en un acte Hélène et le drame L’ancêtre en 1906.
Quand ce dernier accepte, en 1909, en réponse à Messager, qui dirige à l’Opéra de Paris, et au prince de Monaco et à Raoul Gunsbourg, qui l’en pressent, d’écrire une œuvre lyrique destinée aux deux théâtres, il propose de refondre Déjanire, une tragédie* créée en 1898. Sur un texte de son ami Louis Gallet, l’œuvre expose les conséquences fatales de l’infidélité d’Hercule – le présumé fondateur du Rocher de Monaco – : il périt victime du cadeau de Déjanire, sa femme outragée, et elle se suicide. Saint-Saëns a composé la musique qui accompagnait la déclamation des acteurs et les chœurs dans l’intention de retrouver l’esprit des représentations antiques. Le spectacle, créé dans les arènes toutes neuves de Béziers – à l’instigation d’un mécène local auquel Saint-Saëns dédiera plus tard son opéra – était une superproduction avant l’heure, par le faste des décors, des costumes et le nombre de participants. Le succès a été immense et dès la même année le théâtre parisien de l’Odéon a voulu sa version, pour laquelle le compositeur a dû revoir et alléger beaucoup les chœurs et l’orchestration. Dès lors le désir est né en lui de faire de Déjanire un opéra.
Mais Gallet étant mort aussitôt après, à qui se fier pour passer d’un texte déclamé à un texte chanté ? En rédigeant lui-même le livret d’ Hélène, Saint-Saëns, helléniste de première force, s’est mis à l’épreuve et en est sorti victorieux. Il va donc remanier lui-même la tragédie, en modifier le dénouement, et souvent reformuler le texte pour l’adapter aux impératifs du chant. Pour les voix, le compositeur s’est parfois expliqué : ainsi Hercule est un ténor parce que le chant nuptial qui lui est confié était à Béziers interprété par un choriste lui-même ténor, et que la place de cet air au quatrième acte le rend impossible à transposer. Modifications de certains chœurs, prélude différent, instrumentation modifiée, tonalités transposées, c’est une œuvre assez largement nouvelle qui est créée à Monte-Carlo en mars 1911 et à Paris en novembre de la même année. Affichée à Chicago en 1915 elle disparaît ensuite jusqu’à son éphémère résurrection au festival 1985 de Radio-France.
Phénice (Anna Dowsley) Iole (Anaïs Constans) et Déjanire (Kate Aldrich) © JL Neveu OPMC
La voilà donc redonnée pour un concert de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo avec la participation de la Fondation du Palazzetto Bru Zane et l’enregistrement à la clé pour la collection « Opéra français » – Bru Zane Label. On suppose que l’œuvre est jouée sans coupures.
Deux heures de musique, donc, dans cette interprétation. Un des écueils à éviter, selon le compositeur lui-même, est la grandiloquence qu’on pourrait tenter d’obtenir par des tempi ralentis. Ils ne créeraient pas la grandeur mais l’ennui, et c’était le grief à peine feutré qu’il adressait à André Messager qui dirigeait les représentations parisiennes. Les auditeurs pourront en juger quand l’enregistrement paraîtra, mais la direction de Kazuki Yamada est parfaitement exempte de toute boursouflure ou de tout alanguissement. Elle est énergie pure, et précision ; il en découle un dynamisme d’une grande souplesse susceptible d’obtenir en un éclair les éclats ou les nuances dont la partition scintille et palpite. Est-ce de savoir qu’une partie de la révision a été effectuée au Caire qu’il nous semble percevoir des couleurs, des sons, des modulations où l’auteur de Samson et Dalila prouve que sa palette est intacte sans pour autant radoter ?
En fait, au terme du concert, on en vient à se dire que Saint-Saëns a dû s’amuser beaucoup à cette révision. Est-ce la concurrence directe où il est avec Massenet à Monte-Carlo, qui lui a inspiré des suavités sensuelles dignes du rival mais d’une légèreté de touche ravissante ? Battons-nous la campagne, quand le cri du cœur de Iole, au deuxième acte, et son orchestration subtile éveillent l’écho de Mélisande ? Et ce ballet en forme de valse qui semble sorti de la plume de Richard Strauss ? Ces autres accents n’anticipent-ils pas Honegger, et ces accords Darius Milhaud ? Quant aux fanfares qui annoncent Hercule, leur éclat et leur brillant ont l’évidence d’une carte de visite : elles disent la force brutale du héros, qui a vaincu le roi d’Achalie et l’a tué. Face au chœur masculin qui présente la situation et commente favorablement son action se dresse le chœur féminin qui soutient la malheureuse princesse Iole, fille du défunt.
Malheureuse parce que le meurtrier de son père a décidé de l’épouser. Or elle est déjà amoureuse et Hercule est déjà marié à Déjanire, qu’il a jadis conquise de haute lutte contre le centaure Nessus. Justement la voici : sans nouvelles d’Hercule elle est venue le retrouver et est bien décidée à s’opposer à l’union qu’il projette. Si Iole disparaissait en s’enfuyant, Hercule l’oublierait et lui reviendrait. La jeune fille y consent, mais Hercule découvre qu’elle aime Philoctète, son propre confident. Il le fait arrêter et menace de le tuer; alors pour le sauver elle accepte solennellement le mariage. Impuissante, Déjanire demande alors à Iole d’offrir à Hercule une tunique merveilleuse qui garantit la fidélité de l’amour. Imprégnée du sang du centaure son contact inflige à Hercule des souffrances si atroces qu’il demande à périr sur un bûcher. Mais Jupiter, s’il a permis que son fils subisse la hargne de Junon, ne peut le laisser mourir, et l’élève vers lui, en apothéose.
Cette montée aux cieux, c’est en résumé ce qu’ont connu les auditeurs de ce concert, dont la concentration s’est libérée en de très longues ovations dont l’enregistrement portera peut-être l’écho si on le mixe avec celui effectué pendant la générale. On y entendra sûrement la qualité superlative des chœurs, homogènes, précis, aux interventions ciselées avec la minutie de Stefano Visconti. Les micros révèleront mieux encore les diaprures coruscantes que le jeu virtuose de l’orchestre révèle dans cette partition à la richesse surprenante. Et sans doute mettront-ils mieux en valeur les voix, maintes fois menacées d’être submergées par le flot sonore mais n’y disparaissant que rarement et ne cherchant jamais à en émerger par le cri. Tous les interprètes ont en commun une probité et une musicalité indiscutables.
Le rôle de Philoctète paraît bien court pour le talent de Jérôme Boutillier, qui s’en acquitte sobrement. Celui de Phénice, la confidente de Déjanire, est plus étoffé, car elle est la mémoire, la gardienne des secrets et peut prévoir l’avenir. On y découvre Anna Dowsley, mezzo-soprano d’origine australienne dont la voix charnue, longue, souple et profonde est nettement projetée, au point de faire de l’ombre, au cours de ce concert, à celle de Kate Aldrich, qui incarne le rôle-titre. Si, dans les conditions du concert, la voix de cette dernière semble un peu petite, on retrouve intactes l’homogénéité des registres et les qualités de ce chant toujours élégant, où l’expressivité exclut le surlignage et conserve au personnage, même désespéré, la dignité dans le désastre. La Iole d’Anaïs Constans est un pur délice ; la pureté de la voix et le contrôle très précis de l’émission composent un personnage vibrant, jeune captive contrainte de dissimuler ses sentiments, amoureuse candide dans la sincérité du soliloque, victime pathétique au destin broyé par la force, c’est admirable. Non moins admirable l’engagement de Julien Dran qui s’engage sans se ménager dans le personnage d’Hercule, dont la brutalité s’exprime dans l’étendue vocale et qui est en première ligne dans les paroxysmes de l’orchestre. Il soutient la tessiture sans aucune faiblesse et confirme par cette performance l’intelligence de son parcours.
Retrouvera-t-on un jour Déjanire sur scène ? Au moins l’enregistrement de ce concert devrait en conserver une trace qui démontrera sans équivoque les qualités de cet opéra. De quoi souhaiter très vivement que la collaboration entre l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo et la Fondation Bru Zane se poursuive dans la redécouverte de ce répertoire, entre fidélité et renouveau !
* Grâces soient rendues à la médiathèque du Palazzetto Bru Zane d’où proviennent les informations sur la genèse de l’oeuvre, à partir des études de Sabine Teulon Lardic et Vincent Giroud