Nouvel exemple de l’intelligence de la programmation à Bad Wildbad, l’association de Ricciardo e Zoraide à Guillaume Tell. Autant ce dernier opéra marque un adieu aux compositions qui l’ont précédé, en réservant le bel canto rossinien à un personnage dont la prépondérance sociale est vouée à disparaître, autant le premier en est en quelque sorte l’acmé. Autant Guillaume Tell va, si l’on ose dire, dans le sens de l’histoire réelle, autant Ricciardo e Zoraide s’en exclut : le réalisme y est banni. Dans une Nubie quasi-mythique qui n’est ni celle des explorateurs ni des égyptologues, la musique invente pour des personnages fictifs des passions dont elle exprime l’intensité, la dynamique et l’exigence, portées pour les protagonistes jusqu’à d’ensorcelants paroxysmes de virtuosité vocale. De plus Rossini expérimente des sonorités et des dessins mélodiques que La donna del lago et Ermione reprendront, trouve des inflexions déjà belliniennes, des développements rythmiques dignes d’inspirer Verdi et des tourbillons précurseurs de ceux de Ravel. L’ouverture à elle seule est d’une richesse dans la variété des timbres et dans leur usage qu’elle crée une fascination dont rien ne vient détourner. Alors, pourquoi cette œuvre si belle est-elle si peu jouée ?
Sans doute parce qu’elle est très difficile à distribuer, à cause des deux rôles de ténors réputés inchantables. C’est donc le défi de trouver les deux interprètes capables d’en donner une version digne que Jochen Schönleber, intendant et directeur artistique, a relevé. Son Agorante, le guerrier imposant que l’amour a foudroyé alors qu’il en ignore toutes les subtilités, est le jeune Randall Bills, ténor américain qui chante aussi Mozart, Donizetti ou Richard Strauss mais qui se voit confier les rôles rossiniens de baryténor, comme Charles Workman à ses débuts. La voix est très longue, avec un medium et des graves soutenus, la palette des nuances est variée, l’extrême aigu est dardé avec vigueur et les agilités de force sont quasiment irréprochables. A ses côtés, dans le rôle qu’a marqué William Matteuzzi dans les années 90, Maxim Mironov, si remarquable en 2012 dans I Briganti, ne déçoit pas les attentes : si son timbre n’a pas la luminosité du ténor italien, la sûreté de son registre aigu et la fermeté des graves, alliées à la souplesse extrême et à la précision des agilités, font de ses interventions des moments de délices, prolongée dans les reprises par la richesse et la hardiesse des variations. Leur duo avec transposition à la tierce au deuxième acte est littéralement enivrant ! Malheureusement leur Zoraide ne se situe pas à la même altitude, même si la plupart du temps sa prestation est honorable. Alessandra Marianelli est une interprète de qualité et nous avions ici même loué sa Corallina dans La fuga in maschera de Spontini. Mais il lui manque ce rien de plus dans l’aigu et dans l’agilité qui ne met pas Rossini à la portée de tous. Alors il arrive que des aigus soient trop tendus et des vocalises imprécises. Rien de scandaleux, mais… En revanche, l’épouse d’Agorante trouve en Silvia Beltrami une interprète décidée à faire d’un rôle secondaire un rôle marquant ; sa voix qui d’année en année semble gagner en profondeur et en harmoniques se charge des moindres inflexions de ce personnage tourmenté qui anticipe Amnéris. Elle réussit ainsi, à force d’art et de volonté, à faire de son air unique un véritable morceau de bravoure. Pour Ircano, le père de Zoraide, c’est la beauté du timbre et la profondeur de la voix de Nahuel di Pierro qui en font un protagoniste de premier plan. Le troisième ténor, dans un rôle nettement moins exposé que les deux premiers, donne à Artavazd Sargsyan, remarqué la veille dans Le Chalet, de confirmer la clarté de sa diction dans une langue différente et de sa voix. Les deux suivantes, Diana Mian pour celle de Zoraide et Anna Brull pour celle de Zomira, assurent ponctuellement leur emploi. Il en est de même pour le Camerata Chor dont la participation témoigne d’une excellente préparation, tant la justesse, la cohésion et les effets sonores répondent aux exigences de la partition. A la baguette un ancien élève de GianLuigi Gelmetti, ancien assistant d’Alberto Zedda, un enfant du sérail rossinien en quelque sorte : Jose Miguel Perez Sierra dirige avec une fermeté exempte de raideur et laisse respirer le lyrisme sans outrance, secondé par la musicalité des Virtuosi Brunensis. Cette lecture qui allie précision, vigueur et souplesse et laisse chanter la musique, conquiert l’auditoire, qui se félicite en plusieurs langues, à l’issue du concert, d’avoir assisté à un pari vainqueur !