Si l’on voulait être méchant, on dirait de ce Ring Saga qu’il est à la magie wagnérienne ce que Garcimore était jadis à l’art de la prestidigitation. Certes, la Tétralogie est ici « contractée », puisque ramenée à environ neuf heures (1h50 pour L’Or du Rhin, 2h30 pour La Walkyrie, 2h15 pour Siegfried, 2h30 pour Le Crépuscule des dieux). Plusieurs personnages disparaissent (Froh et Mime dans le prologue, cinq des huit walkyries, les trois Nornes, le chœur du Crépuscule), la plupart des scènes sont raccourcies, certaines sont même évacuées. Resserrement de l’intrigue, donc, au prix de raccords assez habilement ménagés par le compositeur britannique Jonathan Dove, auquel on doit plusieurs opéras dont Flight (1998). Cependant, on se retrouve là face à un Ring « décontrasté », pour reprendre l’expression favorite du bouffon lusophone mentionné plus haut. Réduit à dix-huit instrumentistes, que reste-t-il en effet de l’orchestre wagnérien, avec son jeu de contrastes ? Que devient la masse sonore dont les soudains allègements introduisent des respirations dans le discours, que devient l’alchimie des timbres, l’alternance des nuances, du pianissimo à peine audible au fortissimo assourdissant ? L’idée d’enchaîner les quatre parties en moins de quarante-huit heures est séduisante, mais ce projet permettra-t-il, comme le souhaitent légitimement ses maîtres d’œuvre, « de pouvoir concerner beaucoup de gens, y compris des gens qui ne sont pas spontanément passionnés par Wagner, des mélomanes mais aussi des nouveaux venus, etc. » ? Il faudrait pour cela que sa réalisation évite divers écueils, dont certains seulement tiennent bien sûr au relatif manque de moyens. Le spectacle monté par la compagnie T&M étant itinérant (donné à Strasbourg dans le cadre du festival Musica, il sera repris notamment à Saint-Quentin-en-Yvelines, à Nîmes, à Caen et à Reims), il fallait un décor léger et adaptable. Elise Capdenat a conçu un plancher surélevé et pentu, divisé en deux par un fossé plus ou moins large, d’où surgissent Alberich, Erda ou les Filles du Rhin, et par où sont apportés les rares accessoires utilisés. Un vaste écran à l’arrière permet des projections mais, c’est là que le bât blesse déjà, la « création numérique » de Tomek Jarolim est d’une pauvreté insigne, et l’usage de l’informatique se borne ici à des tracés schématiques et grisâtres dignes des Télécrans de notre enfance ou des toutes premières consoles Atari. Et quand ces gribouillis cèdent la place aux visages de Brünhilde et de Siegfried, singulièrement peu avantagés par le gros plan et l’éclairage, on mesure toute la distance qui sépare ce mauvais film de vacances de l’œuvre d’un vidéaste de talent. Quant aux costumes hyper-zippés de Fanny Brouste, ils rappellent fâcheusement les pyjamas-survêtements de Star Trek, ou les oripeaux des cirques les plus miteux (ah, ces petites capes à doublure fluo qui donnent à Fasolt et Fafner un air de trapézistes sur le retour !). On était surtout en droit d’espérer une mise en scène plus imaginative, plus mobile que ce que propose Antoine Gindt. Au début de chaque partie, Wotan traverse la scène à pas lents en tenue de Wanderer, et ensuite il ne se passe plus grand-chose : les dieux mangent des pommes dans L’Or du Rhin, Wotan et Fricka déploient à terre un vaste drap couvert de runes dans La Walkyrie. Bien sûr, à cause du manque général d’invention qui plombe aujourd’hui les scènes lyriques, il semble de plus en plus acquis qu’Alberich n’est qu’un crétin qui croit pouvoir se transformer en dragon ou en crapaud alors qu’il ne se métamorphose pas du tout. Fafner est habilement suggéré par les ondoiements d’une toile tendue au sol, mais on reste sur sa faim en termes d’idées de mise en scène. Pourquoi monter ce Ring de poche, si l’on n’a aucun point de vue sur l’œuvre, si l’on n’a rien à en dire ? Effet positif lié à la « contraction » de l’orchestration, la distribution inclut des voix que l’on n’entendrait pas dans ces mêmes rôles s’il s’agissait d’une version traditionnelle, et c’est notamment l’occasion d’employer toute une équipe de jeunes chanteurs français. L’opération permet à une titulaire de Woglinde d’incarner ici Brünhilde, à un Mime de devenir Siegfried. Surpassant ses camarades par une autorité vocale sans faille, Cécile De Boever offre une voix ample et riche qu’on aimerait réentendre très vite avec un orchestre plus étoffé, dans un autre répertoire. La mise en scène lui impose pendant les Hoïotoho une gestuelle digne de Jeanne Mas (encore les années 1980, après Garcimore…). Marc Haffner est un Siegmund plein de vaillance, et l’on aurait aimé voir le Don José qu’il fut à l’été 2010 dans le cadre de la tournée d’Opéra en Plein Air. L’Américain Jeff Martin offre l’énorme avantage d’avoir exactement la silhouette de Siegfried, et la voix qui s’impose dans le rôle. Ivan Ludlow est un beau Wotan, dont le timbre et la prestance sont ici infiniment mieux employées que dans Les Mamelles de Tirésias données l’an dernier à l’Opéra-Comique, où le rôle de ténor du Mari lui avait été confié en dépit du bon sens. La mezzo lituanienne Nora Petročenko est une superbe Fricka. Rayanne Dupuis aurait dû être Sieglinde, mais la prestation vibrante de Jihye Son dissipe nos éventuels regrets. Lorsqu’on parvient à distinguer quelques-unes des notes qu’émet Donatienne Michel-Dansac, on s’interroge sur les effets de sa fréquentation assidue du répertoire contemporain.Sans être peut-être tout à fait le contralto exigé par le rôle, Louise Callinan fait forte impression en Erda par la somptuosité de ses graves, même si elle paraît plus à l’aise en Waltraute. Martin Blasius est un magnifique Fasolt, Johannes Schmidt un Hagen très solide. Mélody Louledjian est un Oiseau dont le ramage est presque aussi charmant que le plumage. Dans les rôles « de caractère », Fabrice Dalis tire bien son épingle du jeu, surtout en Mime, et convainc davantage que Lionel Peintre, dont l’Alberich sonne un peu trop clair. Alexander Knop, bien meilleur en Gunther qu’en Donner, peine parfois à surmonter l’obstacle pourtant limité de l’orchestre « contracté ». Un détail enfin, à propos du surtitrage français : est-ce vraiment en faisant tenir aux personnages des propos du genre « Eh beh [sic] », « Salaud ! » ou « Bande de concierges ! » qu’on rend Wagner plus accessible ? On le « décontracte » peut-être, mais à quel prix ? |