Il y a bien longtemps que l’opéra de Rome n’avait pas connu pareille agitation à l’occasion d’une inauguration de sa saison avec cette œuvre devenue relativement rare sur les scènes lyriques. Il s’en est en effet fallu d’un cheveu pour que cette nouvelle production, en collaboration avec l’opéra de Sidney, ne voie pas le jour. Un mouvement social a menacé l’ensemble des représentations en raison de l’annonce par la mairie de Rome et la région du Latium de la réduction, très forte, de leur subvention à l’opéra de Rome, en raison de la grave crise budgétaire que les deux collectivités traversent. Avec à la clé le risque d’une mise sous tutelle de l’Etat italien, lui-même assez peu à l’aise, et donc d’inévitables restructurations. La négociation a finalement permis à l’horizon de s’éclaircir un peu, mais pour combien de temps ? Le directeur honoraire à vie de l’opéra, Riccardo Muti, n’a d’ailleurs pas pu s’empêcher, lors d’une sortie dont il est friand et qui est devenu presque une signature à chaque inauguration de la saison lyrique romaine, de faire la leçon aux très hautes autorités présentes le soir de la première (27 novembre), dont le maire de Rome. Faisant cesser les acclamations au moment des saluts, il a fait remarquer que finalement chacun avait pu voir que cela valait la peine d’aider ce théâtre. Succès garanti.
Disait-il vrai s’agissant de ce nouvel Ernani, 30 ans après celui, discuté, qu’il avait dirigé à la Scala avec Domingo, Freni, Bruson et Ghiaurov (excusez du peu !) ?
Hugo de Ana, qui avait déjà signé ici la mise en scène remarquée de Rienzi au printemps dernier, a comme à son habitude, opté pour des décors assez impressionnants, mais des plus sévères, dans un style pouvant faire penser à l’Escurial, ce qui n’est pas hors de propos ici. Cet ensemble variera assez peu, si l’on excepte quelques ajouts de frises projetées sur ces frontons austères, ou le large panneau un peu gothique du dernier acte. Tout ceci est très minéral et bien gris, comme une grande boîte un peu étouffante.
Ce que l’on perd avec cette froide grandiloquence très austère, on le récupère avec les costumes : somptueux, ils sont aussi colorés que les murs alentours sont ternes, offrant un beau contraste, un rien décalé avec les polémiques dont il est fait mention plus haut. Les ensembles donnent des tableaux visuellement superbes et chatoyants, auxquels on pourra juste reprocher un classicisme un peu figé, et finalement peu d’originalité malgré un goût sûr. Ne cherchons pas non plus une direction d’acteurs des grands soirs. Le service est minimal, mais pas indigent : les artistes font de leur mieux, et s’en sortent plutôt correctement.
Un peu comme dans Le Trouvère, malgré des pré requis sensiblement différents, il faut à Ernani quatre belles voix. Nous retrouvons dans cette production des habitués, depuis ces 2 dernières années, de la scène romaine, auxquels le « maestrissimo » fait régulièrement appel, presque comme une troupe. Le défi est globalement bien relevé, avec quelques surprises.
Alternant avec Ildebrando d’Arcangelo, Ildar Abdrazakov le remplace ce 3 décembre. C’est une belle voix de basse, incontestablement, moins à l’aise dans le registre bas, en particulier au premier acte. Peu sonore dans ce dernier, comme s’il peinait à trouver ses marques, il ne cesse ensuite de prendre de l’épaisseur et de donner à son chant de belles couleurs, qui s’ajoutent à une incarnation réussie : ce jeune chanteur n’a certes pas l’âge du rôle, mais il s’impose par une réelle autorité, une forte présence scénique que sa carrure avantageuse et des costumes parfaitement adaptés achèvent de rendre crédible, bien qu’il lui manque une certaine noirceur.
Lorsqu’on écoute Tatiana Serjan, formidable lady Macbeth par ailleurs, difficile de ne pas se demander si elle ne se rapproche pas toujours davantage de la frontière des mezzo-sopranos. L’ambiguité de la voix est particulièrement sensible dans la cavatine d’entrée, avec des graves très poitrinés assez impressionnants. A vrai dire, ce qui surprend davantage ce soir, n’est pas la tessiture mais une puissance toute relative. Tatiana Serjan apparait inhabituellement limitée dans le registre supérieur. Est-ce méforme ou bien au contraire intelligence : la volonté de composer un personnage plus nuancé, moins énergique, plus juste peut-être ? Elvira n’est bien sûr ni Abigaille, ni Lady Macbeth, ni même Odabella. Penchons donc pour cette seconde explication, tant la soprano garde toute son autorité dans les ensembles.
Francesco Meli confirme qu’il est l’un des grands ténors verdiens du moment, quoique plus discret que d’autres grandes stars actuelles. Si son timbre n’est pas toujours des plus gracieux, sa technique est parfaite, son émission ne l’est pas moins, et il réussit d’emblée son entrée, si difficile, si riche en contrastes. Pas une faiblesse ne viendra assombrir la qualité du chant, jusqu’à son dernier soupir, d’une ineffable douceur. Ce qui déçoit, en revanche, comme souvent, c’est son incarnation, qui fait de son personnage un héros un peu effacé, presque falot.
La (bonne) surprise, pour qui a pu voir ses dernières interprétations de Nabucco ou de Foscari ici même, est venue de Luca Salsi. Le baryton déploie un instrument qui nous a paru nettement plus affirmé que précédemment, d’une grande noblesse, parfaitement crédible pour incarner le roi. D’une grande ductilité, sa voix se plie avec bonheur à toutes les complexités du personnage, tour à tour autoritaire, miséricordieux, sensible, noble. Toujours avec une excellente maîtrise de l’émission, une projection remarquable et, surprise plus grande encore, un vrai effort dans le jeu dramatique qui reste néanmoins assez emprunté.
Les comprimari corrects, sans plus ; et le chœur confirme à nouveau sa belle santé sous la direction de Roberto Gabbiani.
Reste l’orchestre et son chef. Tout est bien en place, les pupitres de cuivres sont remarquables, les bois poétiques à souhait pour ne citer qu’eux. D’où vient alors cette impression mitigée ? Peut-être d’un manque, ce soir en tout cas, de cette urgence dramatique, de ce théâtre que Riccardo Muti sait si bien, d’ordinaire, insuffler dans la fosse, en particulier dans Verdi dont il reste à l’évidence peut être le plus grand interprète aujourd’hui parmi les chefs d’orchestre. Tout est propre et sonne bien, mais reste comme figé dans une froide grandeur, comme en écho aux décors, avec ça et là des effets beaucoup trop appuyés aux percussions : cymbales et grosse caisse s’en donnent à cœur joie, en technicolor . La scène du serment prend des accents très militaires et le bel ensemble qui conclut l’acte de la clémence (le fameux « O sommo Carlo ») résonne encore de coups de cymbales des plus grandiloquents. C’est beau, mais glacé, comme un condensé de cette débauche d’austérité.