C’était une reprise aux airs de résurrection : l’Opéra de Paris affiche comme « nouveau spectacle » le De la maison des morts déjà mythique de Patrice Chéreau créé il y a dix ans dans le cadre des Wiener Festwochen. En effet, la production s’est déjà forgé une identité propre, programmée sur de nombreuses scènes et immortalisée en DVD par Deutsche Grammophon. L’ombre double de Chéreau et Boulez plane donc sur cette première parisienne, comme en témoigne l’exposition hommage au metteur en scène, inaugurée ce même samedi 18 novembre.
Aucun opéra de Janáček ne laisse autant de liberté à son metteur en scène. Puisant dans le roman déjà très fragmenté de Dostoïevski, le compositeur ne retient pour son livret que l’essentiel nécessaire à l’ossature d’un spectacle. Le matériau littéraire pour la composition est noir et dur, plus encore que les propositions formulées dans Jenůfa ou Kat’a Kabanová. Mais c’est surtout ici que le génie humaniste d’un Janáček au sommet de sa gloire transforme la trivialité du quotidien et les destins ordinaires des prisonniers en modèles d’humanisme. Loin du romantisme comme de l’expressionnisme, c’est la vérité et l’ambivalence de l’âme humaine qui intéressent le compositeur, à la recherche de « l’étincelle divine » qui anime toute créature.
D’une telle subtilité de personnages, Patrice Chéreau ne pouvait que tirer l’un de ses spectacles les plus aboutis. Le décor unique conscrit l’action dans un espace majestueux mais angoissé, œuvre de Richard Peduzzi qui tentera une expérience similaire dans Elektra, ultime production du metteur en scène. Les lumières de Bertrand Couderc sont savamment distillées afin de faire ressortir la crudité ou la désolation de chaque scène, mais c’est avantu tout la direction d’acteur minutieuse qui confère à cette production son caractère exceptionnel. Grâce au travail que l’on suppose acharné de Peter McClintock, Vincent Huguet et Thierry Thieû Niang, l’esthétique précise et efficace héritée de l’expérience au théâtre et à l’écran de Chéreau est restituée à merveille. Chaque geste s’inscrit dans une parfaite cohésion avec le texte et donc avec la musique, faisant de toutes les « étincelles divines » de Janáček un grand brasier théâtral.
© Elisa Haberer (OnP)
Pour une telle reprise, le plateau devait lui aussi se montrer irréprochable, et force est de constater que l’on atteint ce soir une qualité de casting rarement égalée. Car distribuer Janáček n’est pas une mince affaire : l’écriture vocale est retranchée dans les régions extrêmes de la voix et beaucoup de rôles évoluent dans des registres similaires l’un à l’autre. Pourtant, tout sépare la candeur d’Aleïa de la dureté de Louka, et c’est aux chanteurs d’expliciter ces différences.
Dans la pantomime, saluons premièrement le Kedril acide mais à propos de Marian Pavlović ainsi que le baryton ample du Don Juan d’Aleš Jenis. Du tandem Grand et Petit Prisonnier, nous préférons la couleur sombre et puissante de Vladimír Chmelo au ténor plus poussif mais tout aussi investi de Peter Straka. De même, Olivier Dumait et Ján Galla, bien que respectivement ténor (Jeune Prisonnier) et baryton (Tchekounov), sont eux aussi mis en difficulté par les assauts de l’écriture vocale ingrate du compositeur. En revanche, la présence scénique touchante de Graham Clark nous fera rapidement oublier son timbre quelque peu nasillard. Jiří Sulženko est un Commandant imposant et massif, aussi crédible vocalement que scéniquement, tout l’inverse du Chapkine impertinent mais clair et percutant de Peter Hoare. Le duo formé par Willard White et Eric Stoklossa est un modèle de complémentarité. Le timbre déjà mûr du premier répond à la candeur juvénile du second. La musicalité et la sincérité de jeu touchante du jeune Aleïa feront de ce rôle l’un des plus marquants de la soirée. Štefan Margita est un Louka Kouzmitch à la voix métallique et puissante, aussi terrifiante que la partition le requiert. Son récit de l’assassinat du commandant agrippe le public au tripes, si bien que l’on a du mal à le reconnaître derrière la comptine profondément mélancolique du deuxième acte. Ladislav Elgr a certes plus de mal à emplir toute la salle de son ténor au timbre pourtant déjà corsé, mais un investissement scénique hors pairs rachète immédiatement ce léger manque de puissance. Enfin, Peter Mattei est un Chichkov à la sincérité toute désarmante, pliant son timbre net mais souple aux rapides sautes d’humeur du rôle.
Les chœurs d’hommes préparés par José Luis Basso démontrent que les formations françaises peuvent elles-aussi chanter en tchèque sans (trop) de difficulté et compter parmi elles des basses tout aussi solides qu’ailleurs. Du pianissimo le plus retenu aux cris poignants de liberté, tout semble réussir à une phalange qui était pourtant assez peu habituée à la musique de Janáček. Les interventions chorales demeurant assez rares dans l’ouvrage, c’est donc avec parcimonie que l’on savoure la beauté du son collectif qui s’en dégage.
Dans la fosse, Esa-Pekka Salonen galvanise un orchestre très enthousiaste pour ce soir de première. En une seule personne se retrouvent réunies la palette granitique du très regretté Mackerras et la clarté analytique du non-moins regretté Boulez. Dépecée de tout facilité d’un son trop plein ou trop facilement riche, la partition nous apparait telle qu’elle est : rude, torturée mais sincère, qualités que Chéreau avait déjà su saisir lors de la gestation de la production et qui font aujourd’hui la réussite de cette première parisienne.