L’Opéra de Lyon est actuellement la dernière station d’une coproduction particulièrement efficace, déjà applaudie à Londres en mars et à Bruxelles en novembre dernier, de l’opéra testament de Janáček, De la Maison des morts. En composant sa dernière œuvre, créée en 1930, le compositeur tchèque a transcrit sur la scène lyrique un texte en partie autobiographique de Dostoïevski. Il y renonce au beau chant et à l’illusion esthétique, mais jamais à la subtilité musicale ni aux vecteurs vocaux de l’émotion, usant de moyens nouveaux pour être au plus près de la réalité sordide de l’univers carcéral et de la dimension humaine des prisonniers. De manière inouïe, il dit leur misère morale, physique et matérielle. C’est, à l’époque, un opéra atypique, qui reste déconcertant pour le public d’aujourd’hui et qui pose la question du genre lyrique, comme l’avait fait à sa manière Alban Berg avec Wozzeck quelques années auparavant.
Krzysztof Warlikowski s’est saisi avec passion et engagement de cette œuvre dont la réception contemporaine a été marquée par la mise en scène de Patrice Chéreau en 2007 (à Vienne, à Amsterdam et à Aix-en-Provence, avant les reprises ultérieures en d’autres lieux). À côté de ce monument, il dresse le sien, caractérisé par le mouvement, par la multiplicité des lieux et des actions, par l’esprit du jeu – dans toutes ses dimensions, dans un spectacle intrinsèquement ludique – jeu verbal, intellectuel, gestuel, jeu théâtral et jeu sportif. On ne répétera pas ici ce qui a déjà été décrit dans les deux comptes rendus de 2018, mais on soulignera la richesse visuelle d’un spectacle qui fait appel à toutes les ressources possibles : éléments de décor mobiles, projections vidéo, chorégraphies (breakdance, hip-hop), interpolations de propos filmés de Michel Foucault sur les juges, la justice et la police, d’extraits du film documentaire Gangster Backstage.
En remplaçant l’aigle blessé prévu dans le livret par un jeune basketteur, dont le jeu, ponctué par des danseurs acrobates talentueux et spectaculaires, sert de fil conducteur jusqu’à la conclusion de l’opéra, Warlikowski propose son interprétation de la phrase de Dostoïevski qui a inspiré Janáček, selon laquelle « dans chaque créature il y a une étincelle divine ». C’est aussi ce que suggèrent, à côté de l’agressivité des détenus, des disputes et des querelles, d’imperceptibles élans de danse, des esquisses d’entrechats, de légers bondissements parmi les prisonniers, indépendamment de l’ivresse de la fête lors de la représentation théâtrale située au cœur de l’œuvre. Le grotesque assumé de ce passage, contrepoint à l’austérité redoutable du quotidien de la prison, superpose au kitsch et à la maladresse touchante des prisonniers les prouesses acrobatiques des danseurs. C’est ce permanent élan vital qui permet de supporter le poids de la noirceur d’une œuvre sans complaisance ni amabilité.
Cet élan, l’Orchestre de l’Opéra National de Lyon l’exprime aussi, sous la direction d’Alejo Pérez, avec beaucoup de clarté et de vivacité, parfois au détriment de la nuance : on reçoit de plein fouet les chocs de cette musique, on en perçoit pleinement les dissonances et les grincements, mais on peine à y entendre les moments de grâce que Janáček y a pourtant distillés, en de rares endroits il est vrai (par exemple le passage qui suit la première conclusion du récit de Louka à l’acte I, ou encore cet interlude d’orchestre qui précéde l’intervention poignante du Vieux prisonnier à l’acte III).
Cette impression vaut aussi pour le chant, épousant certes, comme l’avait voulu Janáček, le schéma mélodique de la langue tchèque, mais, ce soir, souvent vociféré. Les chanteurs font preuve de remarquables qualités de diction et de projection, mais ne suscitent pas véritablement d’émotion lyrique, pas plus que le Chœur des Prisonniers à l’acte I ou la « Voix de la steppe » au début de l’acte II. Willard White, dans le rôle de Goriantchikov qu’il avait déjà interprété dans la mise en scène de Chéreau lors de la reprise à l’Opéra Bastille en 2017, est scéniquement parfait, mais semble ce soir vocalement en méforme. Pascal Charbonneau est un Alieïa convaincant également, mais sans le lyrisme touchant (et si rare dans l’œuvre) que l’on attend au début de l’acte II, lors de l’évocation du souvenir de sa mère. Stefan Margita, qui avait déjà été Louka en 2014 à Berlin avant de reprendre lui aussi le rôle en 2017 puis pour cette nouvelle coproduction, impressionne par sa maîtrise du personnage, par ses talents de diseur et de comédien, mais on attendrait plus d’intensité lyrique pour des moments tels que la chanson de la fin de l’acte II (« Oh, il pleure, pleure, le jeune cosaque »).
Soulignons encore la qualité de l’interprétation du Commandant par Alexander Vassiliev, de Skouratov par Ladislav Elgr (lui aussi familier du rôle), de Chapkine par Dmitry Golovnin, et les mérites de Karoly Szmeredy dans le rôle éprouvant de Chichkov dont le récit occupe une grande partie du IIIe acte. L’ensemble de la distribution est d’ailleurs à saluer, avec une mention spéciale au baryton Aleš Jenis qui interprète avec brio le prisonnier jouant Don Juan et le Brahmane.