Dès le lever du rideau, la qualité du chant des filles du Rhin nous confirme que nous sommes bien à Vienne. Toutes jouissent d’une voix saine, bien projetée, au timbre distinct et savent tenir une ligne vocale impeccable, malgré les nombreux mouvements que leur impose la mise en scène. Même sentiment avec la Fricka très solide de Monika Bohinec : à ce stade du drame, on aurait pu certes imaginer déesse plus juvénile, mais la qualité de sa diction et la puissance de ses interjections promettent une furie d’envergure pour la première journée qui suivra. La Freia de Régine Hangler souffre d’un jeu assez maladroit et d’un accoutrement de Gretchen caricatural peu seyant, mais ses appels à l’aide sont supersoniques, d’une clarté éclatante et apte à transpercer un rideau orchestral pourtant très épais. Dernière femme de la distribution, l’Erda de Noa Beinart n’est pas tout à fait le contralto souhaité, ce qu’elle compense par une autorité certaine et un vrai sens de la déclamation.
Dommage que ces messieurs du plateau ne se hissent pas au même niveau, loin s’en faut. Tous sont, étonnamment pour une telle maison, difficilement audibles, voire carrément gênés. Si le Mime de Jörg Schneider s’en sort plutôt bien grâce à un jeu très investi, le Froh de Daniel Jenz est propre mais terne, le Donner d’Eric van Heyningen rayonne surtout physiquement, le Fasolt d’Artyom Wasnetsov a de l’attitude et des graves à revendre tout en peinant à projeter suffisamment, contrairement au Fafner de Dmitry Belosselskiy qui réussit à s’imposer malgré le peu de lignes que la partition lui réserve. Du coté des premiers rôles, c’est hélas clairement insuffisant : le Loge de Daniel Behle manque de caractère et d’envergure, c’est un dandy rusé avec beaucoup de retenue, mais on le voit mal enflammer le Walhalla ; l’Alberich de Jochen Schemckenbecher était clairement inaudible dans les eaux du Rhin, il existe sur scène surtout grâce à une énergie physique virevoltante, mais il faut attendre sa malédiction finale pour l’entendre vraiment ; enfin, John Lundgren, celui qui était un Alberich époustouflant il y a 4 an à Munich, déçoit ce soir en Wotan. Lui aussi inaudible au réveil (soit, c’est un réveil), s’est montré par la suite très irrégulier, équilibré dans son jeu mais trop prudent vocalement, en tout cas jamais impressionant : méforme ? Economie de moyens pour en garder sous le pied pour la Walkyrie ? Le Wotan de ce prologue est pourtant un parcours de santé à coté de celui du prochain volet.
© Ashley Taylor
La fosse ne manquait, elle, pas de souffle, parfois à son détriment : un (ou étaient-ils plusieurs ?) cor a notamment multiplié les pains, et ce dès le célébrissime prélude où ce pupitre est surexposé. L’Orchestre de l’Opéra de Vienne s’est ensuite montré très tonitruant, maitre de sa grammaire wagnérienne, surtout les cordes au son dense et souple époustouflant, et les vents d’une remarquable précision. Dommage que la direction d’Axel Kober cherche davantage à insuffler énergie et puissance qu’ordre : les musiciens connaissent suffisamment cette partition pour en réintroduire eux-mêmes, pourtant certains passages flirtent avec le cafouillage (l’explosion sonore lors de la descente de Wotan et Loge au Nibelheim, juste avant le son des enclumes de la mine – enregistrées d’ailleurs, dommage pour une maison qui joue l’œuvre si souvent), voire foncent carrément dans le décor (l’enlèvement de Freia) à cause de cuivres mal dirigés.
Il y a pourtant peu de décor ce soir. La mise en scène très illustrative de Sven-Eric Bechtolf cherche à éviter le kitsch par une esthétique de la distance (les coups d’Alberich ou de Fafner sont donnés à distance, on ne voit pas le Walhalla, simplement son ombre, le serpent monstrueux est une vidéo documentaire), précaution un peu vaine. La direction d’acteurs a le mérite d’être vive, claire et bien réglée, avec des idées efficaces (ironie du hiératisme poseur des dieux à l’arrivée des géants, tentatives d’assassinat à la lance avortées de part et d’autre, épuisement d’Alberich après chaque recours à la puissance de l’anneau, montée au Walhalla via une plateforme ascendante en ombre derrière un écran de fond de scène arc-en-ciel), avec des maladresses aussi (gesticulation drapées des filles du Rhin vite lassantes, capture d’Alberich vraiment pataude) ou quelques libertés qui nous semblent difficilement compréhensibles à ce stade (pourquoi avoir remplacé le trésor par un tas de bras et de têtes dorées que Loge agitera dans la dernière scène, et qui serviront à construire une statue dorée en kit pour satisfaire les géants ? dont on découvre le goût pour l’art pompier au passage). Espérons que l’arrivée dans le monde des humains trouvera des interprètes globalement plus inspirés.