Chère Roselyne*, pardonnez la familiarité puisque je n’ai pas l’honneur de vous connaître personnellement, vous avez livré avec une verve savoureuse vos impressions sur votre semaine à Bayreuth, me coupant quelque peu l’herbe sous le pied. Heureusement, je suis bien convaincu que les paroles d’un critique, sérieux ou non, ne sont pas des oracles, d’autant moins qu’au-delà des différences liées à la personnalité il y a celles de chaque représentation, unique s’il faut le rappeler. Vous saluez avec enthousiasme le travail de Frank Castorf, et vous réglez leur compte à ceux qui l’ont hué. Ce 10 août il ne s’est pas présenté aux saluts et j’ ignore donc comment une salle remplie à ras bord – pourquoi la rumeur d’une mévente importante circule-t-elle ? – l’aurait accueilli. Mais ceux qui l’auraient hué auraient-ils mérité d’être rangés, comme vous le faites, dans la catégorie des vieux cons ? Pourquoi des gens indisposés par le traitement que la mise en scène et ce qui lui est lié, décors, costumes, dramaturgie, direction d’acteurs, imposent à l’œuvre seraient-ils forcément ce que vous dites ?
Le parti pris de réalisme minutieux adopté est sans aucun doute d’une belle cohérence et est mené de bout en bout de main de maître, y compris dans l’utilisation de caméras en séquences vidéos façon téléréalité. Mais pourquoi cette représentation devrait-elle être préférée à celle souhaitée par Wagner ? Car son choix du Moyen-Age ou d’une historicité indéterminée mais très largement antérieure à son époque sont des certitudes absolues. Pourquoi ceux qui ont aujourd’hui les mêmes goûts pour s’évader de leur environnement – car n’est-ce pas ce que faisait Wagner ? – seraient-ils des gens bornés ? Sans doute Castorf répondrait-il, comme Udo Bermbach, cité dans le programme, que Wagner propose dans le Ring une analyse politique de la société où il vit. Mais en admettant que ce soit vrai, il la présente travestie, et ce travestissement qu’il a voulu participe du charme de l’œuvre. L’en dépouiller pour mettre à nu la pensée est-il forcément préférable ? D’autant que la cohérence de la pensée politique de Wagner n’est pas indiscutable. Enfin, pourquoi ne pas admettre que, comme Schliemann prenait son pied à reconstituer la Grèce antique, Wagner aimait à voir se matérialiser ce qu’il avait imaginé comme il l’avait imaginé, et que ses admirateurs d’aujourd’hui ne voudraient pas autre chose ?
Le problème n’est pas en effet que Casdorf fasse du Rhin une piscine, de Wotan – même pas borgne ! – une sorte de maquereau en chef mafieux sur les bords et même au centre, et tout ce qui s’en suit pour les autres personnages, et du Walhalla un motel-bordel avec station-service. Il n’est pas le premier à transposer, et quant à démystifier crûment les puissants du ciel ou de la terre, les tragiques grecs le faisaient déjà. C’est que les références au réel qu’il privilégie sont en effet les nôtres, qui sommes si largement conditionnés à percevoir la réalité à travers les images, au cinéma ou à la télévision, alors qu’on peut trouver plus légitime de voir privilégier, surtout à Bayreuth, celles voulues par le génie sans lequel le Festival de Bayreuth ne serait pas né. C’est, je suppose, la conviction des dévots de Wagner. Frank Casdorf est sans nul doute extrêmement talentueux mais votre enthousiasme péremptoire me rappelle, chère Roselyne, la réflexion de Bruno Cagli, passablement irrité par le tapage fait à Pesaro autour d’un dramaturge récemment nobélisé venu mettre en scène La Gazzetta : « Il ne faudrait pas oublier qu’à Pesaro, le génie, c’est Rossini ! ».
En revanche je souscris sans réserve, je renchéris même sur vos louanges à Kirill Petrenko : même si le triomphe est global, son apparition aux saluts déclenche un maelstrom d’acclamations justement méritées. Si quelques accélérations alliées à des crescendos nous ont fait craindre un moment que l’intensité sonore devienne celle dont Pierre Boulez dénonce les dangers dans son analyse musicale de l’œuvre, rapidement la maîtrise souveraine du jeune chef s’établit, entre une ampleur contrôlée à la fraction de seconde, un frémissement du rythme qui fait proprement miroiter le Rhin et cette musique de chambre qui soutient et secrète le phrasé. A-t-on changé des musiciens entre la première et cette représentation ? Aucune fausse note ne vient altérer la jouissance liée à la merveilleuse acoustique. La distribution est sans faiblesse, mais nos médailles ne seraient pas exactement les mêmes. Chez les Dieux, Le Wotan de Wolfgang Koch et le Loge de Norbert Ernst tiennent la corde, l’un et l’autre remarquables de présence vocale et théâtrale, jouisseur et combinard pour le premier, insinuant et insaisissable pour le second, talonnés par Markus Eiche et Lothar Odinius, respectivement Donner et Froh nettement dessinés. Parmi les déesses, la Fricka et la Freia de Claudia Mahnke et Elisabet Strid ne sont pas inoubliables mais ne déméritent pas. En revanche nous n’avons pas compris les ovations adressées à Nadine Weissmann, dont le pelage (une lourde pelisse de fourrure blanche) nous a semblé plus remarquable que le ramage, précautionneux et emphatique, bien différent de l’effusion attendue pour l’immémoriale et tellurique Erda. Les deux Nibelungen sont hors concours, l’incarnation scénique des deux étant saisissante d’humanité pathétique, et si le Mime de Burkhard Ulrich est nuancé à souhait, l’Alberich d’Oleg Bryjak le surpasse encore, avec un éventail expressif, une étendue jamais en défaut et même un cantabile qui le rendent pour nous meilleur qu’il ne vous a semblé. Beau relief aussi que celui des géants même si la haute taille de Sorin Colibran donne à son Fafner un avantage certain sur le Fasolt de Wilhelm Schwinghammer, moins acclamé. Beau trio enfin que celui des Filles du Rhin : Mirella Hagen, Julia Rutigkiano et Okka von der Damerau, qui se livrent généreusement aux actions scéniques prévues pour elles, même les moins engageantes, puisque la lecture de Casdorf fait d’elles les pensionnaires d’une maison de passe « protégées » de Wotan.
Au nombre des participants au spectacle, l’auteur du décor mérite une mention à part pour l’inventivité avec laquelle il a répondu aux requêtes de la mise en scène. Aleksandar Denic a résolu la quadrature du cercle des changements de lieu dans ce décor tout ensemble unique et multiple puisque le plateau tournant permet d’en révéler une face différente ou d’en retrouver une antérieure. Balcons et baies découvrent des intérieurs et les reprises vidéo en direct d’Andrea Deinert et Jens Crull démultiplient les points de vue, Si l’on ajoute le superbe travail des lumières accompli par Rainer Casper, et la garde-robe signée d’Adriana Braga Peretzki, on peut nouer la faveur qui souligne les mérites de cette équipe. Permettez-moi de conclure, chère Roselyne, en regrettant le Rheingold que tant de talents auraient pu créer en se soumettant aux vœux de Wagner !
* En réponse à l’article du 7 août dernier