Au cas où vous vous demanderiez encore quelle œuvre musicale envoyer à nos amis extra-terrestres pour leur faire prendre pleinement la mesure des capacités du génie humain, ne cherchez plus : Le Chant de la Terre est là pour ça. Déjà, avec un titre pareil, les Martiens et autres comprendraient tout de suite qui s’adresse à eux, puisque les Terriens ne cessent d’y parler des plaisirs de leur planète et des charmes de la Lune, son satellite préféré. Et puis, question raffinement de l’écriture orchestrale et vocale, on a rarement fait mieux que cette « Neuvième de Mahler » qui ne dit pas son nom. En plus, avantage supplémentaire si l’on voulait envoyer dans l’espace mieux que de la musique en boîte, inutile de satelliser tout un orchestre symphonique, dans la mesure où Arnold Schoenberg a eu l’excellente idée d’en élaborer une réduction de chambre, entreprise laissée inachevée mais fort opportunément complétée en 1983 par Rainer Riehn. Quinze instrumentistes, deux chanteurs et un chef, voilà qui tiendrait plus raisonnablement à l’intérieur d’un vaisseau intersidéral.
Cela dit, quand on voit monter sur scène Reinbert de Leeuw, on commence par s’interroger : avec ses huit décennies au compteur, est-il vraiment le mieux désigné pour enfiler une tenue de cosmonaute ? S’il vous paraît affaibli, vous serez détrompé dès les premiers instants du concert, et le chef néerlandais se métamorphose aussitôt pour devenir le plus vif, le plus énergique des meneurs de troupe. L’arrangement pour petit orchestre semble réussir le miracle de ne rien faire perdre de la partition telle que Mahler l’avait conçue, miracle qu’on imputera non seulement au génie du transcripteur mais aussi aux qualités des membres de l’ensemble Het Collectief. Précision des attaques, fluidité du jeu et intensité de l’interprétation, tout est réuni pour conférer à cette réduction la force de l’original.
Lucile RIchardot, Reinbert de Leeuw, Het Collectief © Sébastien Laval
Quant aux deux chanteurs, on se réjouit que ce soit la version pour mezzo et ténor qui ait été retenue, plutôt que celle qu’a également prévue aussi Mahler, pour baryton et ténor (quand ce n’est pas désormais un unique ténor barytonnant qui chante tout). Des deux solistes, l’un a l’expérience de ce Chant, l’autre pas, mais l’œuvre est écrite de telle sorte que cela ne se remarque pratiquement pas. Au ténor sont dévolues les trois pages les plus extroverties, et Yves Saelens s’investit à fond dans ces évocations des joies ambiguës de l’ébriété, avec un expressionnisme tout à fait bienvenu, qui ne lui interdit nullement le respect des nuances. Même par-dessus le plus rutilant des déferlements sonores, le ténor belge mobilise l’ensemble de ses capacités physiques sans toutefois céder jamais à la tentation du cri : s’il n’a pas l’enthousiasme juvénile de certains, il a toute la puissance souhaitable pour chanter le vin, la vie et la mort.
Premier Lied von der Erde pour Lucile Richardot, et l’on espère que bien d’autres viendront, y compris avec grand orchestre, tant s’est avérée bouleversante cette première interprétation pleine de pudeur et dont la retenue correspond si bien à la délicatesse des sentiments exprimés par cette autre voix. Loin des sortilèges baroques, le timbre de la mezzo trouve ici à s’employer tout aussi idéalement, en combinant aux couleurs sombres qu’appelle la partition une fraîcheur dont ne sont pas toujours capables des interprètes plus mûres. Dominées par la nostalgie, le regret, la douleur de l’absence, ses trois interventions sont mémorables, et devraient atteindre le cœur des Vénusiens aussi sûrement que celui des Terriens. Porté par les terrifiants déchirements orchestraux, « Der Abschied » constitue bien le sommet attendu, et ses ultimes « Ewig » répétés d’une voix à peine perceptible, parlés autant que chantés, semblent flotter dans une autre dimension de l’espace-temps.
Heureux Terriens que nous sommes, de pouvoir écouter semblable musique, aussi célestement interprétée par nos semblables.