Œuvre largement méconnue du grand public, Daphne, l’un des derniers opéras de Richard Strauss, met en musique une des métamorphoses d’Ovide. L’histoire est simple : Daphne refuse l’amour et les avances de son ami Leukippos. Arrive Apollo, qui passait par hasard. Coup de foudre d’Apollo pour Daphne, rivalité entre les deux hommes, Apollo tue Leukippos. Pris de remord devant la chagrin de la belle, il la change en laurier, inaltérable et à jamais verdoyant.
Mettre en scène cette métaphore poétique n’est pas une mince affaire ! La transformation à vue d’une femme en arbre relève du défi et sur ce plan là, Guy Joosten s’en sort magistralement. Le visuel du spectacle est grandiose : la scène présente un arbre gigantesque, tortueux – certes bien loin du laurier d’Ovide et qui a largement dépassé l’âge du rôle – autour duquel s’enroule un escalier monumental. Ce dispositif sera animé tout au long du spectacle par diverses projections très convaincantes ; virtuosité technique de la vidéo (Franc Aleu), des éclairages (Manfred Voss) et somptuosité des décors (Alfons Flores) constituent une réussite incontestable. Mais tous ces moyens sont au service d’une cause bien mince, une lecture au premier degré, un parti pris qui semble avoir bien peu interrogé le sens du texte et plus particulièrement le rôle même de la nature qui, comme l’art, est une victoire sur la mort. Daphne est ici réduite à une adolescente en mal de vivre, sans consistance poétique ; l’interaction entre les personnages, notamment la relation entre la mère (la terre) et la fille est complètement passée sous silence, le personnage d’Apollo peine à imposer son statut divin, son revirement à la fin de l’œuvre est imperceptible, Leukippos est fort peu incarné, etc… En revanche, le metteur en scène s’est beaucoup attardé sur la scène de la bacchanale et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il ne fait pas dans la dentelle : le critique recommandera tout particulièrement à la délicate attention des spectateurs les godemichets bleus arborés fièrement par une demi douzaine de boucs en rut, d’un effet esthétique contestable, les nains pourvoyeurs de cocaïnes et autres affligeantes incarnations grossièrement caricaturées des milieux de la spéculation boursière, censés représenter le monde des adultes dans lequel Daphne, vaguement écolo, refuse d’entrer. Ces outrances sont en définitive assez plates, vainement provocatrices et très éloignées du propos poétique de Strauss. Et quel est le sens de l’incendie final, qui met l’arbre en feu lorsque le texte, au contraire, parle de sève montante et de vie éternelle ? Aucune référence au spirituel, aucune dimension métaphysique ne parcourt le spectacle, le rendez-vous avec le sens de l’œuvre est manqué.
© Karl und Monika Forster
Toute l’intelligence du propos se trouve pourtant – pour qui veut bien l’entendre – dans la partition de Strauss qui définit si bien chaque rôle, et dont la subtilité mélodique, la somptuosité d’orchestration, la vitalité, le souffle constituent à la fois un message clair et un véritable chef d’œuvre musical.
C’est ce que tente de faire ressortir Lothar Koenigs dans la fosse, mais en retenant ses troupes pour ne pas gêner les chanteurs. La partition, en effet, est très fournie, l’œuvre requiert des voix puissantes qui passent la rampe sans trop d’effort et viennent s’épanouir au dessus de la masse orchestrale. Le dispositif scénique, qui occupe tout l’espace du vaste plateau de la Monnaie, ouvert à l’arrière et sur les cintres, est peu propice aux chanteurs dont les voix se perdent dans l’espace immense, et se trouvent maintes fois couvertes par l’orchestre.
Une autre difficulté de l’œuvre, qui n’a été ici que partiellement surmontée, c’est de faire ressortir l’intimité du propos, le caractère bucolique du livret avec des moyens scéniques et musicaux d’un si grande ampleur.
La distribution, pourtant, réunit quelques grandes pointures. Eric Cutler, qui incarne Apollo, est certainement celui qui s’en sort le mieux. Sa voix de ténor héroïque, richement timbrée, s’impose sans effort. Sally Matthews dans le rôle titre est un peu moins à son aise : la voix est ample mais connaît quelques problèmes d’intonation, et son vibrato très large se perd un peu dans les méandres du chromatisme straussien. En revanche, elle incarne une Daphne très crédible physiquement et se plie avec docilité aux conceptions de mise en scène. Le Leukippos de Peter Lodahl souffre de la confrontation avec Cutler. En lutte permanente avec le rôle, il peine à donner consistance à son personnage ; affublé d’un costume rose et traité en ridicule, il est réduit par la mise en scène à un rôle secondaire, c’est dommage. Sa voix conviendrait sans doute mieux dans un répertoire plus léger. Birgit Remmert dans le rôle de Gaea lutte elle aussi avec la partition, et tout le registre grave de la voix, largement sollicité, paraît insuffisant par rapport à l’orchestre. Le timbre, pourtant, est d’une grande beauté et pourrait faire merveille s’il était servi par un dispositif scénique plus attentif aux contraintes de chanteurs. Iain Paterson campe un Peneios peu incarné et les deux jeunes filles, Tineke van Ingelghem et Maria Fiselier remplissent honorablement leur rôle. Les interventions un peu molles du chœur d’hommes de la monnaie souffrent elles aussi de l’immensité du plateau.
Les yeux éblouis mais l’esprit insatisfait, on quitte la salle en pensant qu’une œuvre si rarement jouée méritait mieux, et on court acheter – si on ne l’a déjà – l’enregistrement qu’en a fait il y a trente ans la grande Lucia Popp dirigée par Bernard Haitink !