Cette fois-ci, c’est la bonne. Après un raté en 2013, avec une Vivandière qui ne méritait pas forcément d’être ressuscitée, Benjamin Godard est définitivement arraché à l’oubli dont il ne surnageait plus guère qu’avec cette scie un peu gnangnan, la fameuse berceuse de Jocelyn, ce « Non, ne t’éveille pas encore » adapté pour tous les instruments, chanté dans des langues variées par des interprètes aux tessitures les plus diverses, et même par Tino Rossi. Malgré sa courte vie, Godard eut le temps de composer trois grandes symphonies, plusieurs concertos, et une poignée d’opéras. En choisissant de redonner sa chance à Dante (initialement appelé Le Dante et Béatrice, semble-t-il), le Palazzetto Bru Zane a misé sur le bon cheval. Même si l’œuvre fut tièdement accueillie lors de sa création en 1890, le compositeur s’y montre sous son meilleur jour, sans doute inspiré par un livret qui inclut une évocation de l’Enfer visité avec Virgile pour guide, et du Paradis où apparaît Béatrice. Les scènes de foule et le contexte historique lorgne en direction du grand opéra, ce qui montre bien à quel point le répertoire de l’Opéra-Comique s’était élargi pour accueillir le drame lyrique sous toutes ses formes.
Pour redonner vie à cette partition ambitieuse, il fallait d’abord réunir des forces instrumentales et chorales à la hauteur. Comme l’an dernier pour Cinq-Mars de Gounod, c’est l’orchestre de la radio de Munich qui a accepté de s’en charger. Il faut féliciter son directeur artistique, Ulf Schirmer, pour sa curiosité intellectuelle, et pour la conviction et la vigueur avec laquelle il entraîne ses musiciens dans cette aventure. Loin des flonflons imposés par le livret bêta de La Vivandière, Godard s’élève, sinon au niveau du génie de la littérature italienne, du moins à la hauteur de ses compatriotes alors les plus réputés ; pourtant, jamais Massenet n’aura inclus dans ses opéras d’aussi stupéfiants morceaux symphoniques, où l’on croit entendre passer des sonorités bien dans l’air du temps, évoquant parfois Wagner (malgré la détestation de Godard pour l’Allemand) ou même Tchaïkovski. Très en voix, le Chœur de la radio de Munich accomplit un effort louable d’articulation du français, mais le texte reste difficile à suivre sans regarder le livret.
Véronique Gens © Frank Juery
Ce sont aussi leurs qualités de diction qui font la différence parmi des solistes brillants par ailleurs. Confronté à un rôle lourd, qui semble le pousser dans ses derniers retranchements, Edgaras Montvidas fait forte impression. S’il n’est jamais couvert par un orchestre parfois tonitruant, c’est peut-être au détriment de la clarté de l’élocution ; son français avait semblé plus net dans Les Barbares ou dans Herculanum, mais sans doute peu de ténors assumeraient aujourd’hui le rôle de Dante avec autant de vaillance et de sensibilité tour à tour. Jean-François Lapointe hérite du « méchant » Bardi, qu’il interprète avec sa solidité coutumière, et toujours un peu plus d’aisance dans des aigus claironnants que dans des graves moins sonores. Curieusement, même avec ce chanteur francophone, le texte n’est pas toujours parfaitement intelligible, et Andrew Foster-Williams en Virgile est plus facile à suivre. Appelée à remplacer de Sarah Laulan initialement prévue, Diana Axentii compose un délectable Ecolier. Rachel Frenkel est tout à fait compréhensible et son timbre de mezzo s’harmonise bien avec celui de la grande triomphatrice de cette soirée. Malgré l’incident rapporté ici même, sans doute imputable à un agenda chargé (à une série de représentations de Don Giovanni ont succédé l’enregistrement de ce Dante et un premier concert donné à Munich le 31 janvier), Véronique Gens est en effet une héroïne en tout point admirable : on ne perd pas une syllabe de ce qu’elle chante, et la voix se plie à toutes les exigences d’une partition qui, si elle ne propose pas de « grand air » virtuose, n’en dépassait pas moins les capacités de la créatrice du rôle, plus habituée à Philine et à Lakmé qu’à des personnages de l’ampleur de Béatrice.
Il faut maintenant espérer que Godard ne se rendormira pas aussitôt après ce réveil : la série de concerts prévus à Venise (dont une soirée de mélodies, airs et duos par Cyrille Dubois et Olivia Doray le 9 avril) et à Paris (quatuor et études lors du festival du PBZ aux Bouffes du Nord les 5 au 9 juin) devrait largement y contribuer.