Quelle riche idée a eue Christophe Ghristi, le directeur artistique du Théâtre National du Capitole de Toulouse, de programmer au Théâtre Garonne, petite structure sur la rive gauche de la Garonne, la reprise de Dafne, « opéra madrigalesque » de Wolfgang Mitterer, qui avait été créé au théâtre de l’Athénée à Paris à la fin 2022. Riche idée car la réussite de l’entreprise est complète, alors que le pari était loin d’être gagné d’avance ; allier la musique du XVIIe siècle à celle d’aujourd’hui.
Essayons de comprendre la genèse de la pièce ; en 1627, Heinrich Schütz, le « Monteverdi allemand », compose une pastorale sur un livret du poète baroque Martin Opitz, d’après Les Métamorphoses d’Ovide. Mais l’incendie de la bibliothèque de Dresde fait disparaître à jamais la partition. Le compositeur autrichien Wolfgang Mitterer (né en 1958), séduit par le livret conservé, a imaginé avec Geoffroy Jourdain et Aurélien Bory un opéra dont le chœur serait le héros et l’électronique la basse continue. Il s’agissait donc d’écrire une partition en s’inspirant directement de la musique de Schütz, en reliant les différentes scènes madrigalesques par des intermèdes musicaux confiés à la musique électronique. Par quel miracle la synthèse de ces deux styles musicaux a priori irréconciliables se fait-elle si naturellement ?
C’est que le spectacle est conçu comme un tout et que l’osmose entre tous les éléments est parfaite. Les personnages (Ovide lui-même, Apollon, Cupidon, Vénus, Daphné) sont interprétés par l’ensemble des chanteurs du chœur Les Cris de Paris. Les 12 chanteurs prennent en charge alternativement les parties des personnages. Ceux-ci se déplacent en permanence sur une scène circulaire mobile et composée d’anneaux tournant indépendamment les uns des autres. Il s’ensuit un mouvement perpétuel, une chorégraphie permanente mais toujours originale et en lien direct avec l’action. Le rendu visuel est saisissant. Il faudrait reprendre beaucoup des scènes proposées mais citons l’apparition des Daphné chasseresses, vêtues de peaux d’animal et l’arc en main. La poursuite des Apollon qui ne peuvent rattraper les Daphné qu’en transgressant la loi, donc en traversant les anneaux en révolution. Quant à la métamorphose de Daphné en laurier, lui-même directement issu du fleuve Pénée (le père de Daphné – ce qui donne une symbolique puissante à cette interprétation, même si elle est absente du texte original d’Ovide), elle est d’une beauté plastique subjuguante. Daphné s’enroule dans une immense tenture descendant des cintres, et finit par s’y perdre.
© Aglaé Bory
Il faut rendre un hommage particulier aux douze solistes de l’ensemble Les Cris de Paris, dont la voix est légèrement amplifiée et qui réalisent une prouesse artistique remarquable. Une heure quinze sur scène sans interruption, un texte et une chorégraphie à maîtriser, sans parler des instruments (flûte, bassons, cor, guitare, caisse claire) que certains des chanteurs jouent sur scène.
La métamorphose est au final le leitmotiv de cette production. Tout est métamorphosé dans cette Dafne. La musique de Schütz bien sûr ; la musique, ancienne, oubliée, perdue plutôt, devient une autre musique ; l’espace, par ces révolutions incessantes du plateau tournant et de ses anneaux, se transforme sans cesse et est à la fois tous les lieux où se déroulent les scènes de la pièce. Sans parler bien sûr de l’acte de création qui est en soi aussi un processus de métamorphose.