L’habitude veut que l’on classe l’opéra dans la tradition séculaire du spectacle vivant. Le critique musical, n’échappant pas à cette habitude ô combien fallacieuse est ainsi toujours ravi quand il lui est donné de voir du « grand spectacle » : chœurs de cent personnes, scènes monumentales, colonnes de temples grecs, cracheurs de feu et autre pompe. Mais imaginons un seul instant les dégâts causés à un opéra que l’on prive de sa mise en scène, et observons que certaines œuvres y résistent probablement mieux que d’autres.
C’est l’exercice qui a été tenté pour la création française d’Infinite Now, opéra de la compositrice israélienne Chaya Czernowin, créé en avril dernier à l’Opera Vlaanderen. L’œuvre nous est parvenue en version concertante, coupant ainsi court à la mise en scène de Luk Perceval. Privé de la facilité d’un confort visuel, l’auditeur avance donc à tâtons dans cette soirée, tentant de se raccrocher à ce qui lui paraît familier.
Attachons-nous tout d’abord au livret. L’histoire met en parallèle une adaptation de la nouvelle A l’ouest rien de nouveau (revue et corrigée par le tandem metteur en scène et compositrice) et le récit Homecoming de l’auteure chinoise Can Xue. D’un côté, on retrouve donc le récit d’une guerre vécue depuis les tranchées, dans toute sa violence et son absurdité. Le découpage plutôt réussi présente une version retravaillée des passages les plus denses de l’œuvre, accentuant l’état de détresse physique et mentale des soldats. Cet état de détresse se transmet également à travers Homecoming, récit dans lequel un personnage tente de retrouver ses repères dans un environnement hostile et plongé dans l’obscurité. La dimension kafkaïenne du protagoniste qui est désormais obligé « de [se] fier qu’aux sens de l’ouïe et du toucher » servira de métaphore pour l’ensemble de la performance, image que nous expliquerons plus loin.
Notre deuxième point d’accroche serait la musique de Chaya Czernowin. Nous connaissions déjà la compositrice pour son traitement physique du son. Des œuvres telles que Maïm ou Knights of the Strange, on retenait avant tout la grande ingéniosité du traitement instrumental et les timbres aux textures granitiques et saturées. S’emparer de deux sujets aussi liés à la matière et au bruit était donc un exercice de style des plus intéressants pour la compositrice. Et pourtant. Passées les dix premières minutes et l’éblouissement dû à la grande qualité de l’électronique réalisée à l’Ircam, le public se lasse rapidement d’être plongé dans une grisaille sans fin. Si quelques passages orchestraux et vocaux nous séduiront pendant la représentation (le début de l’acte V ou encore la fuite de la maison narrée par le contralto), le reste de la performance est un désert d’évènements, marque d’une imagination qui tourne probablement à court et d’un matériau musical ne tenant pas la longueur du spectacle (tout de même deux heures et demie !).
Dernier point de repère dans cette avancée à l’aveugle : les interprètes. Le chanteurs sont disposés de part et d’autre du chef (comme il est d’usage pour les représentations concertantes) et divisés en deux trios (l’un pour Remarque, l’autre pour Can Xue), ils sont flanqué de six comédiens qui viendront prêter leurs voix aux acteurs du front : soldats belges, allemands, français, infirmières etc. Avouons qu’il est difficile d’émettre un jugement objectif sur la voix de nos interprètes. Le traitement vocal de Czernowin est, à l’image de sa musique, éminemment minéral et bruitiste. Si les respirations bruyantes et forcées peuvent de temps à autre souligner l’expressivité de la ligne vocale, avouons également que l’effet s’use rapidement, n’étant jamais vraiment renouvelé. Parmi toutes ces errances vocales, signalons tout de même le soprano toujours aussi cristallin de Karen Vourc’h, se mariant au contralto profond et touchant de Noa Frenkel et à la basse abyssale de David Salsbery Fry pour dépeindre l’être rampant de Homecoming. Du deuxième trio, celui consacré à Remarque, il ne nous est que possible de saluer le mezzo agile et moelleux de Ludovica Bello, tant les interventions chantée de ce côté-là sont rarissimes.
Du jeu d’acteur, réduit ici à de la récitation, nous retiendrons surtout le Paul Bäumer déroutant de simplicité et de désolation incarné par Rainer Süßmilch, ainsi que la présence scénique terrifiante de Didier de Neck en Lieutenant De Wit.
A la tête de l’Orchestre symphonique de l’Opera Vlaanderen, Titus Engel se contente la plupart du temps de « faire le job »: il donne les départs, bat la mesure, organise les crescendi et accélérés, ce qui dans une musique de la complexité de celle de Czernowin est déjà une grande partie du travail. Gageons que certains passages auraient pu revêtir encore plus de dramatisme, malgré le fait que le traitement instrumental et orchestral ne le permettaient hélas pas vraiment. Etant confiée à l’Ircam, la réalisation électronique ne pouvait donc être qu’une réussite, même si ces longues plages bruitistes sont probablement à l’origine du décrochage d’une bonne partie du public.
Car comment expliquer l’accueil plutôt glacial des auditeurs rassemblés à la Cité de la musique hier soir (de nombreuses personnes quittèrent une salle déjà assez peu remplie) ? La sensation d’immobilité, de grisaille, peut-être même d’ennui est certainement calculée par la compositrice. Est-ce pour autant qu’il fallait n’utiliser que cette corde là ? N’était-il pas possible de diversifier la palette sonore de ces deux heures trente de musique, ou bien de les réduire à une heure trente, en conservant ainsi la matière sonore initiale, mais en la rendant supportable dans la durée ? Une bonne partie du public, réduite à l’état d’aveugle par l’absence d’évènements scéniques, tâtonna douloureusement dans ces plaines musicales désolées, regrettant un spectacle incomplet. Cette attitude est-elle rétrograde ? Une reprise scénique nous le dira peut-être. A défaut, la postérité fera elle-même le tri.